Philippe MONTIGNY,
du T. C. F.
et de la Société Spéléologique
de France.

(Photos J. BONITHON à Ruelle (Charente).)

1952

Touring Club de France, n°57 de février 1952

Nous savons que, parmi nos campeurs, nombreux sont les amateurs de fonds sous-marins et nous avons pensé que ce récit pourrait les intéresser.

La Touvre, rivière d'Angoumois, a été présentée récemment avec charme et compétence par celui qui lui a consacré, en géographe mais aussi en poète, toute une vie de fervente recherche (1). Notre propos n'est donc pas de revenir sur ce qui a été dit, mais de raconter l'exploration de la célèbre résurgence, la deuxième de France et la troisième du monde par son débit, qui varie de trois mille à trente-cinq mille litres par seconde.

La Touvre jaillit, au pied d'une falaise couronnée de ruines, par trois puissantes émergences : la " Font de Lussac ", le " Bouillant " et le "Dormant ". La première, ouverte en 1755 par le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne, est constituée par une faille tout au long de laquelle l'eau jaillit avec violence, mais elle est inexplorable ; nous n'en parlerons-donc pas.

Tout autrement se présentent les deux autres gouffres :

" le Dormant ", dont les dimensions approchent de cent mètres de long sur quarante de large, enchâssé dans une coupure de la falaise, ombragé de grands arbres, est immobile et sombre seule la teinte vert-foncé de son eau indique sa profondeur, et nulle agitation ne révèle le courant qui en déborde d'un mouvement lent et régulier.

Tout proche, séparé par une chaussée naturelle à fleur d'eau de quelques mètres de large, le " Bouillant ", au contraire, est le jaillissement en plein lit de la rivière d'un courant vertical dont la violence soulève parfois, en un bouillonnement de cinquante centimètres de haut et d'un large diamètre, la surface des eaux. Avec une périodicité très courte et régulière, l'agitation se calme, puis renaît. En été, le remous peut se réduire à n'être plus qu'un frémissement mais ne disparaît jamais, tandis que le courant qui déborde du " Dormant " tarit parfois complètement.

PREMIERES RECHERCHES.

Si l'origine des eaux de la Touvre, longtemps mystérieuse a donné naissance à bien des légendes, les études de Martel et de Casteret ont démontré avec une rigueur parfaite que la Touvre est la réapparition, après treize kilomètres de parcours souterrain, de la Tardoire et du Bandiat, rivières venues du Limousin, qui se perdent entièrement, près de la Rochefoucauld, dans un sous-sol de calcaire fissuré. Grossies des pertes de nombreux ruisseaux, des eaux de surfaces, et peut-être de quelques courants venus de plus loin à travers les cassures profondes du sol calcaire, leurs eaux circulent à travers les innombrables fissures de cette roche creusée comme une éponge, pour venir renaître au pied de cette falaise.

Personne n'y était jamais descendu, sauf ce condamné à mort que François 1er fit immerger, enfermé dans une cage de verre, et qui en remonta fou ; tout ce que l'on en savait se réduisait aux profondeurs données par les sondages de Casteret : 15 m. pour le " Bouillant " et 19 m. pour le "Dormant ".

Quelques audacieux avaient bien essayé, de plonger d'une barque dans le " Dormant ", mais ce procédé primitif, rendu extrêmement pénible et dangereux par le froid glacial de l'eau souterraine, ne pouvait permettre de descendre assez profondément ni de séjourner assez longtemps pour rapporter des observations scientifiques valables. La solution existait pourtant : l'emploi de l'appareil Cousteau.

EXPLORATION DU " DORMANT ".

Le 28 août, tout est prêt. Le câble de sonde est déroulé au milieu du gouffre ; bien qu'il fasse 22 mètres il n'arrive pas au fond. Les sondages précédents étaient donc incomplets.

Je m'équipe et commence à descendre. Il faut faire vite : l'eau est à 8° et je suis en slip ! Le froid est si engourdissant que je n'en souffre plus, il n'en est que plus dangereux. D'ailleurs, la réserve d'air ne peut durer longtemps ; il n'est pas question ici, comme en Méditerranée, de ménager son, souffle ; pour lutter contre le froid, il faut, au contraire, brûler le plus possible d'oxygène. De toute façon, la suffocation de cette eau glacée sur la poitrine est telle qu'il est impossible de retenir un instant sa respiration.

Je m'enfonce donc rapidement en m'aidant du câble de sonde sur lequel je me tire vers le bas. Arès quelques mètres j'aperçois une paroi rocheuse fortement inclinée, couverte de grandes herbes en ruban. La surface n'est plus qu'une tache argentée et opaque que perce le câble. Un instant encore et la paroi devient verticale ; je la suivrai désormais à un mètre de distance. La lumière diminue et toute végétation cesse. Je suis à 10 mètres.


Retour sur la terre ferme

Je m'arrête un instant pour laisser mes oreilles s'habituer à la pression croissante de l'eau. Devant moi, la paroi est faite de calcaire gris et strié de longues bandes horizontales fortement creusées. Certaines sont de véritables failles, mais les arêtes sont arrondies, usées par l'eau. Un courant puissant a dû jadis raboter et polir cette paroi. L'eau n'a plus maintenant aucun mouvement sensible. Sous moi le gouffre s'enfonce dans l'obscurité et, à quelques mètres tout autour, la réfraction de l'eau trouble ne laisse voir que des épaisseurs d'ombre verte. Je reprends la descente.

Bientôt la paroi opposée apparaît et se rapproche. Le gouffre se continue par une crevasse verticale de trois ou quatre mètres de large dont les extrémités, en longueur, se dérobent derrière l'ombre maintenant épaisse et bleutée.

Encore un arrêt pour les tympans. Les deux parois sont semblables et presque parallèles, toujours aussi tourmentées et crevassées. Le fond sous moi est tout à fait noir mais, instruit par l'expérience, je sais qu'il s'éclaircira à mesure que je descendrai.

Mes oreilles me font mal, tant pis ! Je ne suis pas venu jusqu'ici pour remonter et je me hale vers le fond. Je distingue bientôt une forme étrange au milieu de la crevasse, c'est un grand arbre tout pourri couché au long de la faille. Ses branches emmêlées ont dû arrêter la sonde de Casteret tandis que la nôtre a glissé le long du tronc. Je la suis en prenant garde de ne pas accrocher mes tuyaux d'air dans ce fouillis de bois et j'arrive au plomb. Je suis à 22 mètres. Sous moi, un éboulis en pente douce de cailloux saupoudrés de sable et de déchets : 'c'est le fond. Je descends m'y poser ; j'ai la sonde à hauteur de la poitrine ; il est donc à 23 ou 24 mètres selon les endroits.

La crevasse a un mètre de large et disparaît toujours devant et derrière moi. Grâce à la réverbération du fond il fait presque clair, malgré la teinte de tesson de bouteille de la lumière et, si l'eau était moins trouble, on distinguerait l'ensemble du gouffre. Au-dessus de moi, des murailles énormes montent à perte de vue ; la surface, dont je suis séparé par la hauteur d'un immeuble de sept étages n'est plus perceptible et, soustrait à toute pesanteur, un peu " sonné " aussi par la pression de l'eau (à vingt mètres, trois kilos par centimètres carrés : soit, pour la surface totale du corps évaluée à un mètre carré quatre-vingts; cinquante-quatre tonnes), je ne saurais pas trop où sont le haut et le bas si les bulles qui montent de mon détendeur ne me l'indiquaient.

Je suis transpercé par le froid, j'en ai assez et maintenant que je ne suis plus soutenu par la fièvre d'atteindre le fond, mes nerfs lâchent. Je me dégage de l'arbre et remonte à grandes brassées, le plus vite possible, dans un panache de bulles d'air. Je crève la surface alors que je crois en être encore loin. Grelottant et saignant du nez, je me réchauffe enfin sur la berge, au soleil.

Sportivement parlant, cette descente était réussje, puisque le fond était atteint, mais en spéléologie le sport n'est qu'un moyen ; scientifiquement, c'était un échec. le n'avais rien vu, que deux murailles et un arbre ! Par la faute du froid je n'avais pu faire aucune observation, même pas repérer l'arrivée de l'eau.

Il était donc indispensable de prévoir une défense contre le froid et la commande d'un vêtement de protection en caoutchouc mousse fut décidée. Elle permettrait enfin de séjourner le temps nécessaire pour se déplacer dans tout le gouffre, étudier complètement le fond et les parois, en faire le plan.

EXPLORATION DU " BOUILLANT ".

La descente au " Bouillant " est fixée au 10 septembre. Deux bateaux permettent aux r officiels " leurs observations et leur contrôle. La desçente le plus près possible du remous de la sonde, lestée à quarante kilos pour résister au courant, n'est pas besogne facile car les bateaux sont violemment repoussés dès qu'ils en approchent.


La plongée dans le " Bouillant "

Par contre mon entrée dans l'eau n'est nullement pénible. Je suis muni d'une combinaison, étanche qui assure une protection presque absolue contre le froid. D'ailleurs, aujourd'hui, par un caprice dont la Touvre est coutumière, l'eau est montée à 13°. C'est avec aisance et plaisir que je m'enfonce sous la surface.

L'eau du " Bouillant " est cristalline, contrairement à celle du " Dormant ", et la lumière y pénètre parfaitement. Je vois au-dessus de ma tête les fonds noirs des barques et tout autour, à perte de vue, les grandes herbes courbées par le courant . Des nuées de petits poissons s'enfuient dans tous les sens.

Je nage en spirale vers le bas, les parois inclinées deviennent bientôt verticales. Le diamètre du gouffre, qui était de quinze mètres au niveau du lit de la rivière, est réduit à huit mètres environ. Maintenant, plus de végétation ni de poissons. La lumière reste suffisante pour que j'aperçoive l'ensemble du gouffre à mon niveau et au-dessus jusqu'à la surface.

Lies parois sont extraordinairement déchiquetées et tourmentées; des failles profondes les coupent dans tous les sens, d'énormes dalles font des saillies et des surplombs tout autour du gouffre. J'ai l'impression qu'il y avait là une voûte effondrée sous la pression de l'eau ou par un cataclysme quelconque.

Emporté par mes découvertes et par l'exaltation de faire le poisson rouge dans cet original aquarium_ j'oublie de regarder où je vais et, brusquement, une gifle énorme me projette en l'air contre un surplomb, puis me fait jaillir à la surface comme un bouchon. Je me s u i s approché trop près du courant. Le temps de souffler un peu, d'apprendre qu'il y a dix-neuf mètres de câble immergé, et je replonge.

Je descends cette fois prudemment en me tenant au câble. Celui-ci est en dehors du courant et suit le fond incliné jusqu'à une grosse dalle en surplomb. Il pend ensuite librement à un mètre de la paroi nord-est et en oblique, car le bateau repoussé par le bouillonnement n'est pas au dessus du plomb. Je le suis le long d'énormes blocs inclinés qui forment cette paroi et me retrouve dans le courant.

Cette fois je m'y attendais, et c'est cramponné des mains et des genoux que je m'enfonce, par un effort analogue, mais de sens inverse, à celui du grimpeur de corde lisse.
Deux fois la prise de mes genoux lâche et je me retrouve gigotant les pieds en haut, le long de ma corde. Heureusement, le courant a des pulsations, je profite des accalmies relatives pour me remettre en place. Je suis si violemment secoué que l'équipe de surface - je le saurai plus tard - sent parfois la sonde soulevée du fond malgré ses quarante kilos.

 
Je me pose enfin sur un entassement d'énormes blocs qui encombrent le fond du gouffre. Il s'agit certainement des débris de l'ancienne voûte effondrée. Entre ces blocs, le fond lui-même apparaît, formé de cailloux et de petits rochers. L'ensemble ressemble de très près à certaines fosses de la Forêt de la Braconne, et la formation est probablement la même.

La transparence de l'eau est parfaite, la lumière vert-clair est abondante, je distingue parfaitement l'ensemble du gouffre en forme de polygone irrégulier de huit mètres environ dans sa plus grande dimension et les parois qui se rapprochent légèrement vers le haut.

A mes pieds, entre la muraille et les gros rochers où je suis tapi s'ouvre, dans le fond de petites pierres, un entonnoir qui descend en pente rapide vers une faille de la paroi,

haute d'un mètre cinquante, lçcrge d'un mètre.

Le plomb s'est posé à la base des blocs, sur le bord de cet entonnoir malgré l'énorme coup de fouet du courant, collé aux rochers, les raclant des coudes et des genoux, je réussis à descendre jusqu'à lui. Je suis à dix-neuf mètres, dèvàtit moi le fond s'abaisse jusqu'à la faille qui doit être à deux mètres de moi et à vingt et un ou vingt-deux mètres de profondeur. C'est de là que vient le courant.

Cette faille forme une sorte de galerie qui paraît s'enfoncer vers le sud-est avec une pente de quarante-cinq degrés. Voici donc l'origine mystérieuse de la Touvre, le collecteur de cet immense réseau souterrain. Malheureusement il m'est impassible d'y pénétrer ou même d'en, approcher, car je suis collé contre le rocher par la violence de l'eau et, si je quittais mon câble, je serais le jouet de cette énorme force.

Tandis que j'observe avidement ce paysage que nul n'a vu, je distingue des bulles d'air qui s'échappent de la voûte. Une partie - proche sans doute - du trajet souterrain se ferait donc sous une voûte à l'air libre, et cette galerie ne serait qu'un siphon ? Je pense aux légendes qui montrent la Touvre issue d'immenses cavernes, de souterrains prodigieux...

Puisque je suis prisonnier de mon câble, dans l'impossibilité de le lâcher pour aller me promener au-dessus du fond, je n'ai plus qu'à remonter. Ce que je fais cette fois avec une sage lenteur, car mon séjour sous l'eau a été long - vingt minutes en tout depuis la première plongée - et je dois m'habituer à la décompression. Et puis, aujourd'hui que le froid ne me presse pas, j'ai peine à m arracher à ce paysage d'un autre monde, à ce prodigieux chaos. Je remonte en examinant encore les parois ; la roche jaunâtre est éclaboussée de taches rouge sombre d'oxyde de fer, cela accentue encore les différences de structure entre les deux gouffres et confirme l'hypothèse qu'une ligne de fracture entre deux terrains différents a réuni en ce même endroit trois résurgences distinctes.

C'est en excellente forme que je reprends pied sur la terre habitée ; bientôt une véritable caravane se dirige vers la grotte préhistorique de la Chaise où M. David, le spécialiste bien connu de l'a préhistoire charentaise, nous présente ses célèbres gisements, après un joyeux déjeuner au cours duquel est rédigé le procès verbal officiel de la plongée.

CONCLUSION.

Ces descentes avaient surtout pour but, en plus de' leur intérêt sportif comme < premières ", de démontrer la possibilité - niée par beaucoup, tant l'atmosphère de crainte qui entoure la Touvre est tenace - de. 'l'exploration directe des gouffres et de préparer la voie aux chercheurs, géologues, ingénieurs, qui voudront y poursuivre des études complètes et précises. Tous ceux qui voudront nous apporter leur concours sont assurés d'être les bienvenus,

Je souhaite enfin que ces futurs travaux attirent l'attention des Pouvoirs Publics sur l'intérêt touristique et économique de la circulation souterraine Tardoire Bandiat - Touvre, car certaines pertes et fosses sont aussi grandioses que les résurgences et la vaste région qu'elle draine est en cours de dessèchernent.

Philippe MONTIGNY,
du T. C. F.
et de la Société Spéléologique
de France.

(1) Revue du T.C.F. d'août 1951. Vision Charentaise, la Touvre, par Simon Herta.