La Topographie en siphon

Un point de vue sur les techniques et matériels

Cyrille Brandt, septembre 2003

INTRODUCTION

Topographier, ou ne pas topographier ? C'est la première question. La topo en siphon est plus laborieuse que l'exploration elle-même, dans une proportion qui s'aggrave avec la précision recherchée. Dans des sites difficiles (distance, profondeur, conditions délicates, etc.), le prix à payer pour ramener une topo peut être considérable. Le résultat en vaut-il la peine ?
Mon opinion : la topo est une composante importante de l'activité spéléologique, en grotte " sèche " comme en réseau noyé. Il y a donc lieu de consacrer des plongées spécifiquement au relevé topo.
J'entends l'objection : " Il sera toujours temps de topographier lorsque des instruments automatiques seront disponibles. Il suffira de parcourir le siphon pour que le relevé se fasse tout seul, un logiciel se chargeant ensuite de la visualisation ". Ouais…, une manière de laisser pour le lendemain… ce que quelqu'un d'autre ne fera peut-être que le surlendemain. Topoter ou pas, c'est d'abord une question de choix et de goûts personnels. Choix entre mettre son nez dans tous les recoins de la caverne ou préparer une pointe au terminus principal. Entre attachement à un site ou lassitude à y revenir souvent. Entre spéléologie d'exploration et de recherche ou fréquentation touristique des siphons. Etc. Chacun suivra ses goûts, tout en considérant qu'il serait peut-être… inélégant de venir rajouter de la première à l'extrémité d'une zone qu'une autre équipe vient juste d'équiper soigneusement et de topographier.
Finalement, une topo sert-elle à quelque chose ? A flatter l'amour-propre de ses auteurs au moment de la publication, évidemment. Mais aussi :

RELEVÉ TOPO : BASES GÉNÉRALES

Puisque des appareils de topographie automatiques (type centrale inertielle avec scans du profil de la paroi par faisceaux ultrasons) risquent bien de ne pas être disponibles pour chacun de nous pendant encore quelques temps, nous voila réduits aux méthodes manuelles. Si les techniques peuvent varier (voir plus bas), elles se basent toutes sur les mêmes principes.

L'élément de base est le relevé du cheminement, qui se concrétise sur le dessin par une ligne brisée, succession de segments droits correspondant chacun à une visée ; les points topo sont les extrémités des segments. Là-dessus se greffe le dessin des parois, permettant la représentation aussi réaliste que possible de la cavité (voir Fig. 1) ; ce dessin se base sur la distance entre points topo et parois (estimée ou, mieux, mesurée), et sur un relevé de la morphologie des passages. Pour un dessin précis et détaillé, on tendra à multiplier les points topo et à les placer en fonction des irrégularités de la galerie, on mesurera à chaque point les largeur et hauteur, on fera des croquis de la morphologie des parois, et pourquoi pas des photos, etc.

Figure 1

Pour un travail rapide, mais moins précis, on allongera les distances entre les points, et on se contentera de notes sommaires ou de sa mémoire quant à la morphologie des parois et aux dimensions de la galerie.
En grotte " sèche ", chaque visée entre deux points topo réclame une mesure de longueur, de l'azimut (angle par rapport au nord), et de la pente (angle d'inclinaison par rapport à l'horizontale). Il en est de même en siphon, à la différence que la mesure de pente peut être remplacée par celle de la dénivelée (= différence de profondeur) entre points successifs, à partir de laquelle on calculera la pente et la longueur en projection horizontale. Avec les profondimètres électroniques (valeurs au dixième de mètre), on peut considérer la précision comme bonne. Sauf pour les visées très inclinées, où de faibles imprécisions sur longueur ou dénivelée donnent des erreurs importantes ; on peut alors compléter par une mesure de pente.
Je connais trois méthodes différentes pour le relevé du cheminement. Les voici.

LES MÉTHODES

La méthode classique
C'est l'adaptation au siphon de la méthode classique en galerie sèche. Elle se pratique à deux, plus un décamètre (= chevillière, en langue indigène, ;-) pour les mesures de longueur. Pour chaque visée, l'équipier N° 1 part en avant en déroulant le ruban du décamètre, choisit le point topo et y place une lampe comme point-à-viser. L'équipier N° 2 vise le repère lumineux avec le compas, pendant que N° 1 note la longueur et attend l'arrivée de son équipier pour lui indiquer le point exact.
Cette méthode, à mon expérience, est la plus riche source d'emmerdements et de mésentente entre les équipiers : éclairage-repère masqué par une paroi, invisible dans le brouillard, éteint ou déplacé au moment fatidique, etc. Dans le meilleur des cas, N° 2 aura dû choisir (probablement par tirage au sort) laquelle des lumières en vue était le bon point-à-viser. Et sommet du blues, ça foire complètement si l'eau se trouble (ce qui n'arrive heureusement que très rarement en siphon). Sans parler des erreurs d'appariement des mesures de longueur et d'azimut réalisées par deux équipiers différents. Entendu ce genre de conversation : " La visée de 185° ne peut pas aller avec la mesure de 2,40 m, je me rappelle qu'elle était plutôt longue ! Attends… ". Ou mieux, cet échange prononcé à voix forte, puis faiblissante, quelques secondes après que deux visages très rouges aient crevé la surface à la fin de la plongée : " Idiot, tu bougeais la lampe tout le temps, je ne pouvais pas viser ! " " Ça ne fait rien, de toute façon je n'ai pas pu noter les longueurs, la mine s'est cassée. ".
Je veux bien croire que des équipiers doués et bien entraînés, habitués à travailler ensemble, arrivent à sortir de l'eau avec un tableau de chiffres qui ne soit pas fantaisiste. Mais l'entreprise dépend beaucoup de la visi ; elle est simplement impossible en galerie étroite et argileuse. En plus, elle est lente, chaque équipier passant une bonne partie de son temps à attendre.
Bref, on peut faire mieux.

La méthode solitaire
Seule contrainte : la mise en place préalable d'un fil d'Ariane gradué, tendu entre les amarrages et les coudes de la galerie. Le plongeur, pardon, le spéléonautotopographe, s'avance à la recherche du prochain point topo, qui est matérialisé par un changement de direction ou de pente du fil (voir Fig. 2). Arrivé sur le point, il note sa distance d'après les marques sur le fil, la profondeur au point exact, puis l'azimut en visant sur le fil en direction du point suivant ; il ne reste plus, éventuellement, qu'à mesurer largeurs et hauteurs avant de repartir. En cas de touille rapide, ne pas manquer de mesurer l'azimut en premier tant que le fil est encore visible sur quelques décimètres.

Les mesures de longueur sont données par la différence de distance entre les points. Mais avec quelle précision ? Médiocre probablement avec des marques espacées de 5 m, voire de 10 m. Je préconise des marques tous les deux mètres (Fig. 2), qui ont l'avantage de donner des mesures presque aussi précises qu'au décamètre, et de permettre une lecture rapide (la mesure saute aux yeux au moment d'arriver sur le point). Un espacement serré des marques est même indispensable en eau trouble, pour avoir toujours une marque en vue à moins de 1 m du point topo
.La méthode solitaire offre bien des avantages. Gain de vitesse et de moyens, un seul plongeur et pas de temps d'attente. Confort de travail : pas de coéquipier dont il faut se soucier. Visée facilitée si le point topo est contre une paroi : il y a toujours moyen de reculer ou d'avancer pour trouver de la place pour sa tête et le compas dans l'alignement du fil

Figure 2


. Méthode tout-terrain, utilisable même en toute petite galerie, et qui se contente d'une visi médiocre : pas besoin d'avoir le point suivant en vue. C'est même la seule méthode utilisable en galerie boueuse, où on a juste le temps de faire la visée avant opacification de l'eau (bon, bon, faut pas avoir les deux mains dans la même poche).
Un désavantage : rien de plus casse-pieds que de préparer le fil avec un marquage aussi serré ! Mais on peut se consoler en pensant au gain de temps au moment des visées.
Mentionnons un perfectionnement proposé par Philippe Bigeard. Avec une perceuse frappeuse à accus (immergée en eau douce, ça tient le coup jusqu'au retour en bain d'huile), placer à chaque point topo une petite broche pour amarrer le fil. Plus besoin de se frapper pour trouver un amarrage naturel, et on retrouvera facilement les points pour mesures ou études ultérieures. En plus, c'est bon pour la sécurité : pas de fil vagabond.

La méthode hybride
C'est un peu comme la méthode solitaire, mais ça se pratique à deux. A utiliser si le fil en place n'est pas gradué, donc avec un décamètre. Le plongeur N° 1 part en avant avec l'extrémité du ruban et choisit le point topo suivant, soit sur le fil d'Ariane, soit librement, puis il y maintient le ruban du décamètre. Le plongeur N° 2 resté au point précédent n'a plus qu'à viser en utilisant le ruban comme repère (tout en maintenant le ruban sur son point topo, bien tendu, en se servant de sa deuxième ou de sa troisième main). Avantage par rapport à la méthode classique : pas nécessaire d'avoir le prochain point en vue pour viser, ce qui permet de travailler en eau trouble. Mais elle mobilise deux plongeurs et reste impossible dans des lieux étroits ou trop argileux.
Perfectionnement : l'intervention d'un plongeur N° 3, qui accompagne le plongeur N° 1 et mesure largeur et hauteur de la galerie, etc., pendant que ce dernier maintient le ruban du décamètre.

MATÉRIEL ET TOURS DE MAIN

Ligne guide
Sur un fil d'Ariane en polyamide (Nylon), on est sûr d'avoir des variations de longueur qui peuvent atteindre plusieurs pourcents dues à l'élasticité, au contact avec l'eau, au séchage avant réimmersion. On peut envisager d'appliquer un coefficient de correction à un lot de fil après test d'un échantillon en conditions réelles. Laborieux et délicat. Ce problème ne se rencontre évidemment pas avec des lignes guides en câble acier plastifié (pour étendages), comme on les utilise pour des équipements à longue durée de vie résistants aux crues. Sans compter le gain de sécurité apporté par la relative rigidité de la cablette et sa longue durée de vie (voir cette situation qui n'a rien d'imaginaire, au moment d'entamer le retour dans la soupe aux pois : " Bon, lequel de ces cinq fils est le bon ? ").
Autre difficulté à résoudre : la résistance à l'usure et à l'eau des étiquettes de distance (celles qui portent le chiffre de distance tous les 10 m). La bande adhésive a une durée de vie limitée. Cette question concerne aussi bien la topo que la sécurité.

Compas
Laissons de côté les boussoles de poignet, dont la petite taille limite la précision, et tournons-nous vers les compas de marine, surtout les compas de relèvement naturellement adaptés à faire des visées. Leur capsule remplie de liquide leur permet de survivre à n'importe quelle profondeur. On en trouve de très précis, gradués au degré ou tous les deux degrés, mais leur forme aplatie ne convient guère aux visées en pente. Des instruments à capsule sphérique n'ont pas cette limitation, même s'ils n'offrent que des graduations tous les 5 degrés (lecture possible au degré).

Tout le monde sait ça, une boussole est influencée par la présence de masses de fer dans son voisinage. Malheureusement, les plongeurs ont souvent sur le dos ou à la taille des objets en acier (on appelle ça des bouteilles), qui menacent la précision des mesures. Je me suis amusé à prendre des azimut tous les dix degrés, et à mesurer la déviation induite par une paire de 20 litres acier sur le dos. L'effet des bouteilles n'est pas négligeable, et varie avec l'azimut (Fig. 3). On peut essayer d'annuler l'erreur induite par les bouteilles en déduisant cette déviation des mesures. Mais la correction sera forcément imparfaite, la position respective du compas et des bouteilles dépendant beaucoup des contorsions qu'on doit prendre pour effectuer les visées. Chacun pourra améliorer l'exactitude de ses mesures en étalonnant son propre matériel.

Figure 3

Solution définitive : utiliser uniquement du matériel amagnétique, en particulier sur le casque qui a la manie de se rapprocher du compas au moment de la visée.
Et l'éclairage ? On sait bien que le courant électrique a un effet magnétique. En allumant son éclairage à proximité du compas, on sera peut-être surpris du peu d'effet, malgré les solides ampérages. On a de la chance, les courants aller et retour compensent mutuellement leurs effets magnétiques.

Clisimètre
A fabriquer avec un rapporteur et un poids mobile (repère vertical). Je ne donnerai pas de conseils pour la fabrication de cet instrument, le mien étant assez médiocre. Il n'empêche, un tel instrument améliore la précision des visées aux fortes inclinaisons.
Je m'expliquerai par un exemple. Supposons une visée longue de 10 m avec une inclinaison de 60° par rapport à l'horizontale (valeurs réelles). Cela nous donne une longueur en plan de 5,00 m (cos 60° · 10 m), et une dénivellation entre les deux points topo de 8,66 m (sin 60° · 10 m). Avec une erreur de 30 cm sur la longueur et de 10 cm sur les mesures de profondeur (ce n'est pas trop pessimiste), on aura peut-être relevé une longueur de 9,70 m et une dénivellation de 8,86 m. Le calcul donne alors 66° comme angle de site et 3,95 m en projection horizontale, soit une erreur de 1.05 m, ou 21 %, sur la longueur en plan. Les choses empirent rapidement pour de plus fortes inclinaisons. Une mesure directe de l'inclinaison peut réduire la marge d'erreur. Une autre solution, meilleure en terme de précision mais très laborieuse, est de remplacer les visées inclinées par un cheminement en escalier, avec une succession de visées horizontales et verticales.


Habillage du plan et logiciels de topographie
Les logiciels de topographie, au premier rang desquels on trouve Toporobot, constituent de véritables dons du ciel lorsqu'il s'agit de gérer le dessin d'un réseau un tant soit peu complexe avec des boucles fermées et les inévitables compensations d'erreur. Ils facilitent l'archivage des données topo tout en imposant une rigueur dans la notation des données qui sera précieuse au moment de leur exploitation. Ce sont aussi des aides au dessin, en générant le dessin du cheminement, avec ou sans repères de la largeur ou de la hauteur, avec ou sans dessin (schématique) des parois. Sans parler de la possibilité de visualiser le réseau en trois dimensions.

Pour représenter les galeries de manière réaliste, en plan ou en coupe, on s'appuiera sur le dessin du cheminement avec repères des largeur ou hauteur (obtenu par logiciel ou manuellement), et on essaiera d'inclure le plus possible d'éléments caractéristiques, tels que tracé des parois, blocs, ruptures de pentes, etc. (voir Fig. 1 et Fig. 4). Notes et croquis peuvent se prendre au cours du relevé, si l'argile n'oblige pas à se hâter. Je voudrais signaler une méthode utilisée par Patrick Deriaz, qui nécessite deux plongées. Les données acquises lors de la première permettent à Toporobot de dessiner le cheminement avec les repères de largeur ou de hauteur. Ce dessin imprimé sur papier résistant à l'eau est emporté par le topographe pour la deuxième plongée, au cours de laquelle il complète le dessin. Il doit bien sûr pouvoir reconnaître les points topo, c'est plus facile si les points ont été marqués ou si le souvenir en est encore tout frais (voir Fig. 4).

Figure 4

CONCLUSION
Les exemples que j'ai donnés montrent des spéléonautes faisant de la topo dans le même esprit qu'en grotte " sèche ", visant à restituer une représentation fidèle de la caverne. En réseau noyé, le topographe est évidemment handicapé par le temps limité et par l'eau qui permet à l'argile de boucher la visi (et ne parlons pas des pollutions agro-industrielles). Mais le spéléonaute jouit d'un privilège, celui de pouvoir monter en volant vers les voûtes les plus élevées. Il en profitera peut-être pour observer les morphologies, pour voir la caverne avec son cœur et avec son intelligence, pour le plaisir d'en déchiffrer l'histoire.
Beaucoup de spéléonautes n'ont pas, ou pas encore, la disponibilité personnelles ou les ressources pour faire de la première dans les grands réseaux. Pourtant, leur niveau technique est souvent excellent, leur équipement comme leur autonomie en réseau noyé progresse régulièrement. Réaliser de belles topos ne pourrait-il pas constituer un bel objectif ? A cet égard, sont décisifs tous les progrès en cours dans l'amélioration du confort en immersion, dans l'autonomie en plongée (recycleurs, etc.), et tout particulièrement dans les procédures de décompression.