APERÇU HISTORIQUE SUR LA PLONGÉE SOUTERRAINE FRANÇAISE

par Jean-Claude FRACHON - 1988

 

Résumé : Le plongeur en siphon constitue desormais une technique spéléologique à part entière. Son efficacité est le fruit d'acquis successifs depuis une quarantaine d'années.
(quelques timides tentatives en apnée ou en scaphandre "pied lourd" ont précédé les premières plongées en scaphandre autonome à partir de 1945 (G.R.S .. de Lavaur....). Les explorations se limitent alors aux zones d'entrée

Il faut attendre les années 1950 pour que M. Letrône et le Clan des Tritons Lyonnais mettent au point un matériel et des techniques spécifiques aux siphons : ils feront école durant plus de 20 ans, et leurs résultats annoncent la spéléo-plongée moderne (longueurs explorées supérieures a 100 rn).

A partir des années 1960. la spéléo-plongée prend son essor. Les plongées s'allongent (800 m à Port-Miou. par le G.E.P.S) et on s'attaque à des siphonséloignés de l'entrée (gouffre Berger par le S.-C. Seine). Les explorations post-siphon deviennent classiques (30 km au Verneau par la S.H.A.G). L activité se structure en commission nationale, surtout dans les années 1970 où J.-C. Frachon crée les stages et le périodique Info-Plongée.

pans les années 1980. on entre dans l'ère des "spéléonautes ". Le matériel employé est de plus en plus sophistiqué (mélanges gazeux notamment). Les plongées atteignent des longueurs record, plusieurs kilomètres parfois.
GLPS, B. Léger. C. Touloumdjian, F. Le Guen). Les profondeurs atteintes sont colossales (- 200 à Vaucluse, par J. Hasenmayer).

La plongée en siphon s'est considérablement développée en France, surtout depuis 1970, et constitue désormais une technique spéléologique à part entière. Mais l'efficacité actuelle de cette discipline n'a été obtenue qu'au prix de tâtonnements et d'acquis successifs, au cours d'une quarantaine d'années.

LES PRÉMICES

De la période qui précède'l'apparition du scaphandre autonome, nous ne retiendrons que de rares incursions en apnée, sans appareillage (telle celle de A. Janet à Caussols en 1892) *6, ou plus rarement en scaphandre "pied lourd", comme Ottonelli à Vaucluse en 1878 *3. Ces séances :mouvementées n'eurent d'ailleurs que de maigres résultats.

LES PIONNIERS

L'emploi du scaphandre autonome est devenu classique, du moins pour une élire, après la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, entre 1946 et 1950, le Groupe de Recherches Sousmarines de Toulon *3 puis G. de Lavaur *4 s'aventurent dans les zones d'entrée de quelques résurgences, parfois jusqu'à - 40 ou - 60 m (Vaucluse, Chartreux, Saint-Georges). Citons, à la mêmeépoque, les activités des Français H. Lombard et A Galerne *9, et surtout le fameux Cave Diving Group britannique. fondé par Balcombe et Sheppard en 1946 *7. Leurs incursions demeurent timides, certes, mais il s'agit là d'oeuvres de pionniers, dans un univers totalement nouveau, avec des moyens très restreins. Si de Lavaur met au point des vêtements Isothermes en néoprène, le reste de l'équipement est, lui, issu directement ce la plongée subaquatique en mer et demeure peu adapté aux exigences du milieu souterrain. Cette période est d'ailleurs marquée d'accidents significatifs à cet égard : 6 morts en siphon entre 1950 et 1959, ce qui est considérable, rapporté au très faible nombre des plongeurs de cette époque. Ces décès ont pour causes quatre défaillances physiologiques sans doute liées au froid (hydrocutions ?), l'avarie de matériel et l'égarement dû à une faute technique (absence de fil d'Ariane).

LE CLAN DES TRITONS

Il faut attendre les années 1950. avec le Clan des Tritons Lyonnais conduit par M. Letrône, pour voir s'élaborer un matériel et une procédure spécifique aux siphons *11 : bi-monobouteilles, dévidoir, éclairage étanche... Cette recherche sera concrétisée, entre 1955 et 1960, par des plongées parfois supérieures à 100 m de longueur, cornme à La Berne (Isère) ou aux Vitarelles (Lot). Certes, dans le même temps, les plongeurs américains obtiennent des résultats encore plus speciuculaires (alors totalement ignorés en France), dans les siphons de Floride où les conditions de plongée sont idéales ainsi, Wakkula Spring est exploré sur 228 m de distance et 73 m de profondeur dès 1957..- Mais le mérite de M. Letrône et de son équipe est d'avoir systématisé une méthode'd'exploration, enseignée lors du "camp de plongée " tenu en 1956, et imitée sans changement notable, en France

 

 

comme à l'étranger, durant plus de 20 ans. En ce sens, M. Letrône fait véritablement figure de précurseur- de la spéléo-plongée moderne.

 

LA SPÉLÉO-PLONGÉE

À partir des années 1960, l'ampleur des siphons explorés s s'accroît considérablement : des longueurs de 200 ou 300 m, des profondeurs de 20 à 50 m ne sont plus rares. Ainsi, à Port-Miou (Bouches-du-Rhône), le Groupe d'Études et de Pongées Souterraines atteint 800 m de distance, sous la conduire de J.L. Vernette. Pourtant, le matériel, s'il a gagné en fiabiité, n'a pas changé de conception. Seule la mentalité du plongeur a évolué : le siphon est démystifié et l'explorateur utilise plus rationnellement la réserve d'air dont il dispose. Le nombre des accidents est d'ailleurs en diminution, relativement à l'accroissement des plongeurs et de leurs activités : 5 morts seulement de 1960 à 1969 (1 coincement en étroiture, 1 défaillance physiologique, 3 causes inconnues), auxquels s'ajoutent 2 rescapés (1 évanouissement en plongée et 1 blocage post-siphon après rupture du fil d'Ariane).

Cette époque correspond aussi à la structuration de l'activité au plan national : une commission spécialisée est créé au sein de la F.F.S., d'abord dirigée par G. de Lavaur de 1963 à 1965, puis H. Garguilo de 1965 à 1968, enfin R. Lacroux àt 1969 à 1971. Des enquêtes montrent que le nombre des plongeurs souterrains français est passé de moins d'une vingtaine en 1960 à plus de 60 en 1970 *8.
On sort des balbutiements de l'après-guerre, la plongée souterraine s'affirme comme moyen d'exploration et d'étude du monde souterrain. Dans certaines régions très prospectée depuis longtemps (Jura, Causses...), on peut même considérer, conjointement avec la désobstruction, comme seul espoir de "première" importante. Ainsi, nous avons calculé que, dans le département du Jura, le total des galeries post-siphon découvertes par plongée entre 1968 et 1977 representait une fois et demie celui des galeries découvertes par les techniques traditionnelles pendant la même période.

Avec les années 1970, ces tendances vont se renforcer. Après deux ans d'inactivité, la Commission Plongée de la F.F.S est reprise en 1973 par J.-C. Frachon *5 : il va développer l'information entre plongeurs, en créant Info-Plongée (50 fascicules parus), et surtout instaurer des stages anuels de formation à partir de 1976, pour élever le niveau technique des plongeurs et accroître la sécurité. Le nornbre des pratiquants se multiplie : il quintuple en une dizaine d' année et passe à près de 300.

Les résultats les plus spectaculaires sont alors enregistrés dans l'exploration de réseaux exondé derrière siphon : ce sont bien désormais des spéléologues qui pratiquent la plongée, et plus seulement des plongeurs s'avanturant sous terre. Quelques équipent, essentiellement en Bourgogne et en Franche Compté s'en font une spécialité : Spéléo-Club du Jura, Spéléo-Club de Dijon et surtout Société Hétéromorphe des Amateurs de Gouffres de Besançon. Ce dernier club s'illustre, sous la conduite de Y. Aucant, dans l'explorationdu plus long réseau mondial post-siphon, celui du Verneau (Doubs) qui dépasse 30 km de développement pour 387 m de dénivellation *1.

 

D'autre part, on voit se multiplier les plongées très éloignées des entrées de cavités, notamment en fond de gouffres : citons celles du Berger (Isère) à - 1122 (J. Dubois et B. Léger en 1968), du gouffre Pierre (Haute-Garonne) à - 580 (J.-L. Vernette et B. Sapin en 1969), de Pène Blanque (Haute-Garonne) à - 380 0.-C. Frachon en 1970), du Petit Saint-Cassien (Var) à - 320 (G.E.P.S. en 1971), de Bury (Isère) à - 355 (R. Jean et J. Dubois en 1973), etc.

Par ailleurs, les distances parcourues en siphon s'accroissent notablement. D'abord le fait d'étrangers, comme l'Allemand J. Hasenmayer ou les Suisses du Groupe Lémanique de Plongée Souterraine de Lausanne (O. Isler, C. Magnin), puis des Français, comme C. Touloumdjian ou B. Léger, ces plongées atteignent et dépassent parfois le kilomètre. Mais on demeure encore loin des exploits américains en la matière, telle la jonction de 2074 m entre Cisteen Sink et Orange Grove, réussie dès 1972 *10.

Malheureusement, les accidents deviennent plus nombreux en valeur absolue : de 1970 à 1979, on dénombre 14 accidents ayant fait 19 victimes (13 morts, 5 blessés et 1 rescapé). Mais si on rapporte ces chiffres à ceux des pratiquants et de la fréquentation des siphons, 5 à 6 fois supérieurs à ceux de la décennie précédente, il s'agit en fait d'une diminution du taux d'accidents. Toutefois, leur nombre incite les dirigeants fédéraux à structurer les secours en la matiere (rencontres nationales organisées dans le Jura par Y. Aucant et J.-C. Frachon) à mettre au point un matériel spécifique (brancard-sac étanche élaboré par D. Andrès et divers collaborateurs

LES SPÉLÉONAUTES

Les années 1980 vont, quant à elles, voir se développer un véritable engouement "spéléonautique" L'action de la Commission Plongée de la F.F.S., où D. Andrès puis C. Locatelli ont pris le relais de J.-C. Frachon, assure une formation de base et suscite l'émulation par ses stages, ses publications et la structuration des secours *2. L'exploration post-siphon obtient encore de beaux résultats. comme à Gournier (Isère) où le Spéléo Club de Dijon atteint + 690 m au terme de 9 km de rivière, ou à Bourrugues (Pyrénées-Atlantiques) où F. Poggia parvient à -705m en solitaire, après le franchissement de 3 siphons à - 305 m. La plongée en fond de gouffre devient courante, voire banale, après celle de P. Penez à - 1455 au gouffre Jean-Bernard (Haute-Savoie), le plus profond du monde...

Mais c'est surtout les plongées de longue distance qui marquent cette période. Une nouvelle panoplie de matériel est mise au point, sans rapport avec tout ce qui a précédé vêtements secs, éclairage halogène, bouteilles de fort volume et à 300 bars de pression, mélanges gazeux, véhicules de propulsion, etc. Le coût et la complexité de cet équipement le réservent à quelques techniciens de très haut niveau dont l'élite est aujourd'hui Européenne. Citons les plongées de C. Touloumdjian au Bestouan (Bouches-du-Rhône) sur 2050 m, celles de B. Léger à la Bourne (Drôme) sur 2220 m en 7 siphons dont un dépasse 1880 m, celles de J. Hasenmayer au Ressel (Lot) sur 2380 m, dont 1700 m entre -40 et -70 m, ou encore celles d'O. Isler à la Doux de Coly (Lot), sur 3100 m à - 50 m en moyenne... Conjointement, on note l'apparition d'un " tourisme " en spéléo-plongée : au même titre qu'en spéléologie traditionnelle, beaucoup sont tentés par la visite de "classiques ", on s'échange des fiches topos, et un pourcentage de plus en plus élevé de plongeurs n'a jamais tenté de "première" et se borne à visiter des siphons connus.

On pouvait craindre que l'élévation du niveau des plongées et la banalisation de l'activité ne s'accompagnent d'une recrudescence des accidents. Les statistiques confirment cette crainte : on décompte en effet 22 interventions ayant fait 25 victimes (dont 17 morts) de 1980 à juin 1988, soit un accroissement voisin de 50 % par rapport aux accidents de la décennie précédente. D'autre part, on note des types d'accidents nouveaux : plusieurs décès de plongeurs confirmés, par décompression au retour de plongées profondes; plusieurs décès par panne d'air dans des siphons longs, ayant surtout affecté des plongeurs moyennement expérimentés, au reour de visite de " classiques " trop longues pour eux ; et un nombre important de ruptures de fils d'Ariane anciens utilisés pour les visites ou les reprises d'exploration. Il y a là matière à réflexion...

On est loin des timides essais de l'après-guerre, voire de ce qui était considéré comme un exploit il y a seulement 5 ans : la durée des plongées se compte désormais en heures (11h d'immersion au grand goul de Bourg-Saint-Andéol où l'Allemand P. Schneider atteint - 140 en 1985 !), on élabore des tables de décompression spécifique à la spéléologie, on fait appel à l'électronique, certains concoctent ces mélanges gazeux hors commerce, on flirte de plus en plus avecle kilomètre de longueur et les 100m de profondeur... Dune simple technique spéléologique visant au franchissement d'un obstacle noyé, qu'on espérait la plus courte possible, la spéléo-plongée devient une discipline en soi, purement aquatique Elle contribue à la connaissance des systèmes noyés, sur de distances comparables à celles des galeries exondées parcourues par le spéléologue traditionnel. Nous n'en voulons pour preuve que les 5210 m plongés en Australie par l'équipe française de F. Le Guen, ou la cote - 205 m atteinte à La fontaine de Vaucluse par l'Allemand Hasenmayer.

L'ère des "spéléonautes" a débuté...

Jean-Claude FRACHON

 

BIBLIOGRAPHIE

1 . AUCANT, Y. et al. (1985) : Le Verneau souterrain, SHAG. 169 p.

2. COMMISSION PLONGÉE F.F.S. (depuis 1974) : InfoPlongée, circulaire d'information - 5C0 fascicules parus. juin 1988.

  • COMMISSION PLONGÉE F.F.S. (1978): Siphon 78. 123 p.
  • COMMISSION PLONGÉE F.F.S. (19-9): Siphon 79. 111 p.

3. COUSTEAU, J.-Y., DUMAS, F. (1954) : Le monde du silence, ed. de Paris, 370 p.

4. de LAVAUR, G. (196f) : Les premiers pas de la plongée souterraine - Spelunca-bull . n° 4, pp. 7-13.

5. FRACHON, J.-C. (1977) : La plongée spéléologique en France, Spelunca bull n° 2, pp. 67-71.

6. JANET, A. (1898) : L'Embut de Caussols - Spelunca mém.. n° 17, pp. 165-180.

7. JASINSKI, M. (1965) : Plongée sous la terre, Flammarion, 248 p.

8. LACROUX, R. (1970) : Compte rendu du premier colloque national de plongée souterraine - Spelunca bull . n° 2, pp. 115-119.

9. LAURÈS, M. (1952) Les plongées souterraines d'Henri Lombard dans la région de Montpellier - Annales de Spéléologie, VII-1, pp. 13-30.

10. LÉGER, B. (1975) : Où en est la plongée souterraine française? Intertroglophile, bull. G.S. Massat (Ariège) n'3, pp. 1-15

11. LETRONE, M. (1955) : Plongées souterraines - BuIL du Comité National de Spéléologie . n° 4, pp. 3-30.