Un peu de poésie

par Alain Oger

 

 

Ils ont marché sous la mer

(en hommage à nos anciens)

   

  J'ai vu ces hommes, traîner leur armure
Leurs pieds lourds s'enfonçaient dans le sol,
Péniblement ils avançaient cela devait être dur
Dos voûté, la tête enfermée dans une “ casserole ”.
J'ai vu ces hommes, traînant derrière eux
Cordes et tuyaux, ils semblaient tirer la terre
S'agenouillant, alourdis, tels des malheureux
Pour cueillir la fleur de sang qui pousse en mer.
J'ai vu ces hommes, chevaliers téméraires,
Courageux affronter l'étrange, l'inconnu,
Découvrir les fonds hostiles en solitaire,
De leurs seules mains blanches et nues.
Je les ai vus, longtemps traverser la plaine
Fouler de leurs « pieds lourds » le sable d'or,
Laisser leurs empreintes au fil des semaines,
Fouiller mes épaves à la recherche du trésor.
Je les ai vus, prisonniers dans leur casque,
S'agiter, souffrir les maux, toutes les peines,
Pour dégager vos restes, ceux de Bismarck,
Ferrailles de guerre et relents de haine.
Je les ai vus, gonfler comme des ballons
S'élever vers le ciel, vers votre horizon,
Agiter leurs bras à ma façon,
Me dire au revoir, adieu pour la saison.
Je les ai vus, tous ces grands hommes
Moi le vieux poulpe noueux et difforme,
Leur regard certes trop curieux mais étrangement clair
Me troublait dès qu'ils s'approchaient de mon repère.

Alors vous qui aujourd'hui, léger, allez en touristes sous la mer
Sur ces fonds où le temps a effacé la marque de leur passage,
Souvenez-vous d'eux, de ces « pieds lourds » d'hier,
Souvenez-vous de ces pionniers d'un autre âge,
Pour qu'ils vous remontent du fond,
Du plus profond de votre mémoire,
Le dos voûté, la sueur au front,
Traînant derrière eux, le début de notre histoire...

 

 

  Narcose sur le Pamir

 

Je l'aperçois effondrée
Couchée sur le coté
Cales éventrées
Tôles tordues et déchirées.
Je la sens craquer
Se plaindre tel un blessé
Les mats repliés
Ses bronzes arrachés.
Je l'entends gémir
Dénoncer le monde
Ses excès, voir pire
En victime elle succombe…  

Désormais sans intérêt
En marge de l'histoire
A l'ennui abandonnée
Elle sombre dans le noir.
Dans une froide incertitude
Giflée par de violents courants
Face à l'inquiétante solitude
Elle s'efface du présent.
Seule une ancre veut résister
A la proue du cap-hornier balance
Défiant l'éternelle immobilité
Et la fin qui s'avance...

Dans cette cathédrale noyée
Les âmes de naufragés
Etendues et dépouillées
Fidèles sont restées.
Réveillés par mon détendeur
Qui résonne en profanateur
Leurs squelettes se redressent
S'affolent puis m'agressent.
Mêlés à de sinistres craquements
Ils réclament la paix
La fin de leur tourment
Si “ chairment ” payées.
Désarticulés tels des pantins
Secouent leur corps mutilé
Agitent la main
M'implorent de les laisser…

Par cette vision tourmentée
Dans ce flou mental
Enveloppé de multiples dangers
Cette épave me semble fatale.
De cette plongée abstraite
Il faut s'en échapper
Quitter cette turbidité
Et le réel retrouver...

Alors en pointillé, l'épave m'apparaît
Sur le fond délicatement posée
Son étrave fièrement dressée
Ses ancres relevées.
Dans son silence ouaté
Je la sens respirer,
Elle semble attendre
Que l'on vienne la prendre…
 
A nouveau dans ma tête se bousculent
Le vrai, le mal, toutes ces bulles
Le bien, le faux, tous s'émulent
Et ma raison bascule...

  Au carré des officiers
Retentit un sifflet
Des ordres sont donnés
Et vivement exécutés.
La mer gargouille dans les écoutilles.
Sur la passerelle, dans les coursives
Sur le pont, près des machines
Partout l'équipage s'anime.
Toute sa carcasse vibre
L'hélice enfin se sent libre
Les chaudières à toute vapeur
Font rebattre son cœur.
Je la visite avec discrétion
M'excuse à chaque porte
De gêner ces marins dans leur action
D'être celui qu'on emporte…

Du robuste navire, de ce fier Pamir
Par l'arrière l'ouragan se rapproche.
Encore trop loin du port, il chavire
Sonnant le glas de sa cloche…  

Et je les entends chanter
En mon crane ces bulles éclatées,
Le corps elles ont empoisonné
Mon esprit aliéné.
Je fredonne leur refrain,
Elles se moquent de moi
Je les respire par instinct
Elles m'entraînent plus bas…  

Une main sur l'épaule
Me glace d'effroi
C'est la mort qui joue son rôle
Elle me tend les bras.
Un voile noir obscurcit mes yeux
Mon cœur affolé se débat
Il voudrait gagner les cieux
Suivre l'air qui s'évade de moi,
Mais à sa volonté on s'oppose
On me tire encore, toujours plus bas
On m'enfonce, c'est la narcose
Je coule et par ivresse je bois...