Le Bestouan

par marc Douchet


par Hervé Chauvez

 

Située à proximité du port de Cassis, à un mètre sous la surface, juste en face du phare et au pied des falaises, l'embouchure de ce fleuve côtier est un véritable delta de multiples conduits étroits où se réfugient régulièrement des congres. Par mer calme et à fortiori lors des grosses crues, l'eau saumâtre qui sort en force dans la mer est nettement visible par tous et la source du Bestouan est connue depuis la nuit des temps. Toutefois c'est seulement en 1945 qu'un scaphandrier marseillais occupé à renflouer un bateau coulé en travers de la passe du port de Cassis découvrit avec précision la plus importante sortie d'eau douce.
Il fallut attendre 10 ans pour que des plongeurs de l'Office Français de la Recherche Sous-Marine osent pénétrer réellement dans la rivière. Ils atteignent ainsi le fond du puits à -15m. En 1965 le Groupe d'Etudes et de Plongées Souterraines remonte la rivière sur 120 m et en 1966 atteint 400 m. A la même époque, les plongeurs de la SEM effectuent dans le cadre des travaux sur Port-Miou, diverses études sur le débit et la salinité de ses eaux. En 1976 les membres du Comité Provence de la FFESSM reprennent l'exploration et parviennent à 470 m. A leur suite, deux plongeurs de la COMEX atteignent 620 m et Bertrand LEGER du Spéléo-Club de la Tronche butte à 770 m dans un cul de sac. En février 1978, Claude TOULOUMDJIAN parvient à 1300 m de l'entrée après une série de plongées. Puis c'est au tour de Francis LEGUEN de porter le développement à 1400 m, arrêt sur zone de palier. En 1983 Claude TOULOUMDJIAN reprend le flambeau et atteint 1580 m, puis 1859 m et enfin 2050 m. Le Bestouan va être oublié quelques années, le temps que la technique évolue et que les audacieux explorateurs s'organisent, le temps des incursions en solitaire étant révolu pour aller au-delà d'un tel terminus. En 1989, c'est Francis LEGUEN qui reprend le premier l'exploration et s'arrête au point 2290 m.

De février 1990 à avril 1991, cinq pointes se sont succédées pour porter le développement de 2290 à 2900 m. après deux galops d'essai en février 1990 (2390 et 2460 m), l'équipe des " Marseillais " était rodée pour la grande pointe. Tout n'a pas marché comme escompté ; un temps peu clément et un scooter capricieux nous ont fait progresser très lentement. Le 18/11/90, une nouvelle tentative m'amène à 2665 m pour 8 h d'immersion. Le 16/01/91 je ne progresse que de 35 m malgré une plongée de 9 h. Enfin le 6/04/91 j'arrive au point 2900 m à la palme le scooter, une fois encore, étant tombé en panne quelques mètres après l'entrée.

par H. Chauvez

La pointe du 11 mai 1991.


par H. Chauvez
Une pointe au Bestouan ne s'improvise pas. Lorsque nous avions planifié cette opération nous étions persuadés de bénéficier d'un temps sec et d'un étiage relatif. Hélas la crue était au rendez-vous ce jour là. Par contre, pour la première fois, nous utilisions en pointe une nouvelle acquisition qui allait changer toutes nos plongées lointaines l'Aquazeep ; un scooter performant et étanche. Une bouteille relais de 20 ou 18 litres était installée tous les 400 m et ce jusqu'à 2000 m soit 6 au total. Le nombre de blocs avait été calculé pour un trajet sans scooter. Le 8 mai le travail ingrat des plongeurs-navettes commence.

 

 

 

 

 

Ils prennent les charges sur les rochers, parcourent le trajet en mer qui nous sépare de l'entrée de la grotte, pénètrent dans le boyau et déposent leurs fardeaux à la base du puits. La taille exiguë du boyau d'entrée est telle qu'il est pratiquement impossible de passer avec plusieurs blocs en même temps, ce qui nous oblige à de nombreux allers et retours. Puis entrent en piste une autre vague de plongeurs : Marc Renaud, Richard Jamin, Frédéric Bernard, Patrick Bolagno, Michel Philips et moi-même. Nous disséminons jusqu'à 1000 m les relais de la pointe, les relais pour porter les relais et les relais pour….

Le lendemain nouveau manège des plongeurs-navettes Evelyne Tépinier et Alain Kilian. Aussitôt fait, nous parachevons le portage de tous les blocs y compris ceux de la décompression que nous installons dans le puits d'entrée. Le 11 c'est le grand jour, je me jette à l'eau vers 9 h 45. Dans la nuit noire du siphon, j'illumine la galerie noyée au fur et à mesure de ma progression.Pendant quelques instants, mes phares réveillent ce monde sombre et englouti avant de le laisser à nouveau dans l'obscurité.

Jonché sur ma torpille, je tiens plus du " droïde " que du plongeur. C'est le propre du spéléonaute d'être lourdement harnaché, bardé de scaphandres, de tuyaux mêlés en tous sens et autres instruments qui pendouillent ça et là. Je suis écrasé par plus de 30 m de pression, je suis au point bas du siphon. Le ronronnement du scooter est troublé par les grappes de bulles cristallines que je relâche régulièrement. Elles s'empressent de remonter vers la surface en gonflant démesurément. Mais vite, le plafond du conduit les bloquent. Il n'y a pas d'issue à la verticale. Elles restent captives en formant des miroirs argentés qui courent tout azimut au-dessus de ma tête.


par H. Chauvez


par H. Chauvez

Pour regagner la surface en plongée souterraine, la seule solution consiste à rebrousser chemin, à parcourir à nouveau le dédale de galeries que nous avons emprunté à l'aller, parfois dans une eau troublée par notre passage. Avec ce nouveau scooter performant je progresse rapidement et je m'offre le luxe de sauter un relais sur deux tant ma consommation est diminuée avec cette aide mécanique.

Après 60 minutes d'immersion je suis au point 1400 m. Là où la galerie effleure la surface -1 ou -2. Le peu d'expérience que j'ai du Zeep me fait douter de son autonomie et je décide de poursuivre à la palme (si on peut dire).

Là commencent les réjouissances, je plante les doigts dans la glaise pour me tracter en appuyant sur les palmes, le courant est toujours très violent au regard de la section du siphon. Il y en aura pour deux heures à ce régime. Quand j'arrive à 2900 m, mon ancien terminus, mon bi-20 est à 200 bars, de quoi faire du chemin. Je raboute rapidement mon touret à l'ancien fil et fonce vers ces terrains vierges que personne n'a foulés avant moi. Cette grotte, cette galerie, je l'invente, c'est mon passage qui la sort du néant. La fascination que nous ressentons en " première " est indéfinissable, c'est fantastique. Je m'identifie à tous les grands aventuriers qui ont exploré la planète : Marco-Polo, Magellan, Christophe Colomb, Dumont d'Urville, etc. Je retrouve l'ambiance des Jules Vernes de mon enfance ou plus humblement celle de Tintin, dans " On a marche sur la lune ".

par H. Chauvez

Hélas quelques mètres plus loin, je bute sur un dédale de galeries en conduite forcée toutes impénétrables. Pendant 30 minutes j'essaye de franchir ces rétrécissements, mais je dois me rendre à l'évidence, malgré le courant violent, la suite praticable, s'il en est une, n'est pas ici. A 2950 m de l'entrée il est 13 h 15, je fais demi-tour avec une visibilité quasiment nulle sur plus de 100 m. A 1500 m, je regarde mon bon Aladin, il n'aime pas ces profils en dents de scie, il me recommande de commencer ici même la longue décompression. Je m'arrête quelques instants puis, un peu inquiet et sous ses bip-bip réprobateurs, je passe le plus vite possible la barre des trois mètres de profondeur. Trois minutes plus tard je suis à nouveau vers 6 mètres de pression, l'ordinateur s'est calmé, mais je sais pertinemment que le risque d'un accident persiste. Au parking à Zeep de 1400, je dépose deux relais et récupère ma monture. Pourtant je dois vite renoncer à cause de la visibilité le Bestouan si clair à l'aller n'est plus que le grand boueux. C'est donc à la palme et avec le courant dans le dos que j'effectue le retour à la vitesse " V ". Après 5 h 30 d'immersion, je suis à la base du puits et j'entame mes paliers à l'air à -9. Quinze minutes c'est vite passé. Quand je passe à la profondeur de 6 mètres je respire de l'oxygène pur. Alain, respectant scrupuleusement le timing établi le matin, vient aux nouvelles. Nous discutons en pleine eau à l'aide d'une ardoise. Je lui explique la situation, en particulier la localisation des blocs que j'ai laissés ça et là. Mais surtout je lui dis combien je suis atterré d'avoir stoppé si prématurément l'exploration. il me déleste de toutes les bouteilles vides et m'apporte de quoi égayer la longue décompression qui m'attend. Dans ses bagages, je découvre de la lecture et une série de grandes seringues pleines de bonnes choses, du riz, de la soupe, de la semoule au chocolat, du yaourt, etc.

Je dois patienter 90 minutes encore avant de franchir un pas et monter à -3. Je consulte à tout hasard les tables de secours du fameux Hand-book de l'US NAVY, au cas où mes ordinateurs seraient en panne. Je le referme vite avec un grand frisson dès que j'ai traduit les minutes annoncées en heures.

Dehors, c'est le conciliabule pour savoir qui va chercher quoi, mais l'ambiance est morose, tous sont déçus de cet arrêt brutal. Ils ont la désagréable sensation de mettre un terme à une grande aventure qui a mobilisé toute une équipe pendant presque deux ans.
Finalement c'est Fred qui file à 1400 m chercher les bouteilles relais, tandis que Patrick va à 800 m. Au passage l'un et l'autre me font un brin de causette. Quand Patrick ressort, cela fait presque quatre heures que je grelotte au palier. Ma couche culotte commence à avoir des petites fuites et mon bon " Aladin " est toujours bloqué à 99. Il n'a que deux digital et si le temps de palier restant est supérieur à 100 minutes il affiche 99. Toutes les bonnes choses ayant une fin, il daigne enfin commencer son compte à rebours. L'ordinateur indique encore 60' c'est le signe que j'attendais pour sortir. L'oxygène me permettant de réduire sensiblement mon temps de palier calculé pour l'air. Quand mes lampes crèvent la surface de la mer il est 19 h 50, j'ai trempé pendant un peu plus de 10 heures.

La campagne 1992

Il n'était pas possible que l'aventure du Bestouan cesse aussi sèchement, il fallait insister pour découvrir un départ qui aurait pu nous échapper. Une nouvelle série de plongées a eu lieu en ce début d'année dans l'espoir de trouver une hypothétique autre branche.

A 2440 mètres depuis la mer, une zone de turbulence m'avait intrigué. Et c'est là que je découvre une grande galerie parallèle avec un courant tout aussi violent que dans la galerie principale. Lors de cette exploration je me suis arrêté sur autonomie à 2590 m dans cette nouvelle galerie que je baptisais la " galerie du flou ". Quelques mois plus tard une nouvelle tentative m'amenait en surface à 2640 m depuis la mer.


par H. Chauvez
Le samedi 20 février 1993, je pars sur le " Zeep " pour une nouvelle tentative en rêvant à une rivière aveugle exondée que je remonterai à grands pas. Ce jour-là, le débit n'était pas loin de l'étiage et le combat était moins rude qu'à l'accoutumé. Arrivé aux paliers de 2640 m, je trépigne d'impatience pour faire surface : je m'imagine posant mes blocs et courant dans la rivière sur des kilomètres jusqu'au méga-collecteur commun à Port-Miou et au Bestouan.

Après 40 minutes interminables d'attente forcée, et allégé de tous relais, je fais surface. L'eau clapote et montre un fort débit, mais vite trop vite, je me rends à l'évidence, la suite du réseau est à nouveau noyé. La galerie immergée est un simple caprice du Bestouan, où la rivière coule en surface à pression atmosphérique sur une dizaine de mètres de long avant de replonger à nouveau. Cette cloche mesure une dizaine de mètres de long sur 3 ou 4 mètres de haut. Le sol est une trémie d'effondrement jonchée de blocs. Je scrute dans tous les sens. Rien de particulier, pas même le moindre graffiti paléolithique sur les parois. Aussitôt le spéléo déçu fait place au spéléonaute ravi de retrouver son siphon. Mon regard, depuis longtemps maintenant n'a plus d'attention que pour la suite qui semble rapidement plonger en profondeur. Je réussis à franchir la galerie plus ou moins à la nage malgré les blocs qui affleurent la surface. Le nouveau siphon plonge à 45 degrés jusqu'à moins 30 m. Après avoir déroulé 240 mètres, je m'arrête sur mes tiers à 2890 m de la mer à la profondeur de -31 m dans une galerie de 3 m de section dirigée plein nord. Le retour est rapide, tout le parcours à cheval sur le Zeep, je m'arrête 90 minutes dans la cloche de décompression, je suis en liesse tellement heureux de poursuivre en plongée l'exploration de la plus longue grotte sous-marine du monde explorée à ce jour.

L'envie de poursuivre se faisant pressante, l'équipe des plongeurs provençaux a quelque peu bousculé son planning d'exploration pour placer une nouvelle tentative en mars. Le 20 mars avec une équipe bien rodée, nous équipons à nouveau la cavité. Les plus actifs sont une fois de plus Fred et Bobo. Nous amenons un bloc relais à 700 m, 2 à 1400 m et enfin 2 à 2000 m, dont une bouteille d'Oxygène pour les passages à moins de six mètres de profondeur de 1400 m et 2640 m.

Les pluies récentes avaient sensiblement augmenté le débit rendant encore plus problématique la progression. Le Zeep mit un peu plus de temps à me pousser jusqu'à 2450 m, là, où je le gare au confluent de la "Grande Galerie" et de celle du "Flou".


par H. Chauvez
Je retrouvai rapidement mon dernier terminus et commençai à dérouler. Mon bi-20 etait à 230 bars, de quoi faire du chemin, même si la rivière est à cet endroit au plus profond (-33). Après 50m de fil déroulé, une première mauvaise surprise m'attendait : une trémie encombre partiellement la galerie et je dus me faufiler entre les blocs pour poursuivre. Celle-ci franchie, j'arrivai à une nouvelle bifurcation. A droite, un départ semi horizontal est stoppé 10 m plus loin par une trémie infranchissable en capelé. Sur la gauche, un puits remontant sur près de 12 mètres me conduisit dans une galerie horizontale cylindrique de 2 m de section. Le courant était terriblement violent. Pour avancer, je fus contraint de "marcher " au plafond.

Vingt à trente mètres plus loin, la galerie s'évase et remonte légèrement pour former une nouvelle trémie. Il me sembla voir une suite praticable avant de m'engager, mais ma présence décrochait les particules en plafond, et je me retrouvai vite coincé et obligé de pousser les blocs sous moi pour me dégager : tout cela à 3000 m de la sortie en mer. La suite tient lieu de la roulette russe. La raison m'obligea au demi-tour après 145 minutes progression, Le demi-tour fut d'ailleurs une pénible marche arrière dans la touille la plus complète sur quelques mètres, le temps pour moi de quitter cette "satanée" trémie qui mit un terme -au moins provisoire - à une aventure collective de plus de 10 ans.

Le retour, comme à l'accoutumé fut rapide, malgré le forfait du Zeep vers 1000 mètres pour cause de batterie. Je rentrai dans la cloche après 240 minutes d'immersion pour une decompression à l'oxygène de près de trois heures.