Fontaine de Lussac

Deux nouvelles pointes

 
ludovic Giordano et Pascal Bernabé préparent leur matériel

Été 1997. Une équipe spéléo s'attaque à la résurgence de la fontaine de Lussac, à dix kilomètres d'Angoulême : près de 200 mètres de galeries vierges seront découvertes entre -125 et -144 mètres de profondeur. Et pourtant, ce réseau unique en Europe n'a pas encore révélé tous ses secrets... Pascal Bernabé et Ludovic Girodano, qui ont poussé deux pointes spectaculaires, nous racontent leurs plongées.

 


photo reportage par Paul Poivert

Depuis 1995, une intense activité anime, chaque été, le paisible village de Ruelle-sur-Touvre (Charente). Plus précisément dans le parc qui abrite les célèbres sources de la Touvre, zone hydrokarstique complexe qui donne naissance à trois fontaines. Le Dormant semble rapidement colmaté au fond d'une vaste vasque.

Du Bouillant, tout proche, en revanche, jaillit un puissant courant accentué par l'étroitesse de la zone d'entrée. Cette source, explorée dans sa zone profonde à -80 mètres par Ph. Lance, -133 mètres par Cyril et à -148 mètres en 1990 par Olivier Isler, se présente comme un long couloir très pentu terminé par une modeste galerie horizontale.

Enfin, à une centaine de mètres à vol d'oiseau, on trouve la fontaine de Lussac, un peu à part, elle-même assez complexe, bien qu'en relation évidente avec le Bouillant.

Le beau plan d'eau, étendu, peuplé d'algues et de plantes aquatiques, est un véritable gruyère. Au fond d'un canyon, à -12 mètres, l'accès à une petite galerie courte qui mène à -15 mètres, -18 puis-21 mètres au bord d'un grand puits, entrecoupé de ressauts, qui dégringole à -75 mètres. Là, trois possibilités :

un puits direct exploré à -82 mètres par C. Touloumdjian, puis -86 par H. Foucard et enfin -90 mètres par Ludovic Giordano en 1995. À
cet endroit, la suite est impénétrable.

On peut aussi faire quelques mètres à -76 mètres. À droite s'ouvre alors un grand entonnoir. Suit un puits donnant à -115 mètres sur une galerie, vaste et encore mal définie, elle-même assez complexe, où un courant violent nous fait penser qu'il s'agit là de l'actif. Il semble préférable d'éviter l'aval aspirant qui part sur -120 mètres...

Claude Touloumdjian a exploré en 1986 un puits donnant sur une petite galerie horizontale à -125 mètres, mais l'absence de courant lui a suggéré que l'actif n'était pas là.
En 1990, il est revenu et après quelques dizaines de mètres à -115, a trouvé la suite dans un nouveau puits à -120 mètres. Encore en 1986, Hubert Foucard, après un parcours à -75 mètres, a découvert un au-tre puits à quel-ques dizaines de mètres des précé-dents, qu'il a exploré jusqu'à -125 mètres. Un système compliqué, donc difficile à comprendre, et dont l'exploration n'est facilitée ni par la profondeur, ni par la visibilité, généralement mauvaise.

C'est donc dans l'espoir d'avancer dans la compréhension du réseau que, dès 1995, nous avons entamé une série de plongée de reconnaissance dans les différents puits jusqu'à -115 mètres. Ludovic en a profité pour boucler l'exploration du petit puits à -90 mètres. Le virus était contracté...


Été 1996, le retour

Juillet 1996. Nous sommes de retour. Ludovic prolonge à -132 mètres le puits où Hubert s'était arrêté à -125 (6h30 de plongée). Je plonge à mon tour dans une galerie à -115, perds l'actif, descends dans un puits et me retrouve dans la petite galerie à -125 où Claude Touloumdjian s'était lui-même perdu en 1986, J'en profite pour explorer une quinzaine de mètres a cette profondeur (6 heures de plongée), plantant le dévidoir dans un sol argilo-sableux pour la prochaine, en 1997...

Début septembre, le retour.

Bien décidé à ne pas perdre l'actif et à trouver la suite. Je suis assez vite à -115, évite le puits qui part vers -125 ainsi que l'aval. Le courant est assez violent au départ, puis après avoir parcouru quelques dizaines de mètres à 'horizontale, petite remontée vers -110 et arrivée au bord d'un puits. Amarrage rapide de mon fil et je commence la descente. -120 (terminus de Claude Touloumdjian en 1990); puis -132 : la surprise ! À deux mètres seulement de moi, un beau dévidoir suspendu dans le vide : celui de Ludovic Giordano, Je suis donc dans " son " puits, ce dernier et le mien ne font apparemment qu'un !

On s'en doutait un peu, on le pressentait, mais on attendait cette jonction depuis dix ans, histoire d'en être sûrs. C'était chose faite. Grosse joie à-132 mètres. Après la séquence " émotion " (d'autant plus que Ludo est un sacré bon copain et compagnon de plongée depuis des années), je reprends mon exploration verticale.


Bref, je me laisse " tranquillement " couler. Comme j'essaie de voir d'autres parois que celle que je longe (sans y arriver d'ailleurs) et que je descend un peu trop vite, j'atterris sur un plancher, ou plutôt " dans " un épais tapis d'argile, ce qui a le mérite d'amortir ma chute un peu brutale... Dans un gros nuage de "touille ".
-142 mètres. Sortie du brouillard et reprise de l'exploration, en palmant cette fois-ci, au-dessus du plancher d'argile. C'est plat, avec quelques bosses, derrière lesquelles je m'attends à tout moment à voir surgir la lèvre d'un puits... Fantasme. Toujours -142 mètres et pas de puits !
Vingt minutes. Ce ne sera pas pour aujourd'hui. Je plante donc mon dévidoir (un de plus) dans l'argile. Demi-tour à regret dans la purée de poix, " la main affectueuse sur le fil " (pour citer un sacré plongeur suisse). C'est grand, profond et boueux, surtout ne pas se perdre dans cet espa-ce intérieur.
Bon, je suis au pied du mur... Enfin, de la paroi. Remontée impeccable dès le début, allant en se ralentissant. Dans la galerie de -115, avec le courant dans le dos, le retour est rapide, presque sans avoir à palmer : Youpi ! (toujours du même Suisse). Attention, éviter l'aval à tout prix... Ça y est, nouvelle remontée, très lente, vers le premier palier à -75 mètres, où m'attendent, comme d'habitude, deux bouteilles de trimix que je respirerai jusqu'à -45m. Toujours les mêmes paliers courts, la grappe de bouteilles, la routine quoi !

À -45 mètres, je retrouve les deux bouteilles de 18 litres de Nitrox et Ludo qui vient aux nouvelles et me soulager de 4 blocs de Trimix, à présent aussi inutiles qu'encombrants. II m'amène aussi une batterie pour le chauffage, ainsi que mon filet avec gants, boissons énergétiques, crème de marrons et de la lecture (San Antonio pour les connaisseurs), histoire de ne pas se laisser abattre.
Et toujours le long enchaînement des stops, tous les 3 mètres, qui fait le charme (discret...) de ces plongées de longue durée
Benoit Poinard  

, entre les visites des copains, Clément Faujier (mais non, ce n'est pas un sponsor !) et Bérurier. -30, Xavier arrive et va me supporter jusqu'à -21. Là, c'est Kristian qui prend la relève. -12, je sors de la caverne pour pénétrer dans le canyon d'entrée, à la lumière ; enfin, ce qu'il en reste à cette heure tardive de la journée. -6. La cloche est là, énorme et orange. Je suis bien dans l'eau, bien qu'immergé depuis
6 heures et avec encore 2 heures d'oxygène pur à respirer à cette profondeur. J'ai chaud et bien calé entre deux rochors, je savoure les aventures rocambolesques du commissaire San A. Après 8 heures (et 2 minutes pour les puristes) d'immersion, je crève la surface, très heureux de ma jonction mais pressé de revenir éclaircir le mystère du gros volume noyé à -142 : gigantesque salle ou galerie cyclopéenne? Où va-t-elle ? Va-t-elle redescendre ? À la Toussaint, Ludo est revenu dans le coin et à partir de son ancien terminus (-132), a pris une direction radicalement différente de la mienne (à 90") et à l'horizontale, puis a exploré une trentaine de mètres, s'arrêtant tout de même à-140.
L'endroit est donc vaste et c'est bien vers des explorations en distance dans les 125 / 145 que nous allions, sauf surprise... Nous avions fait du bon boulot, mais l'aventure de la Touvre ne faisait que commencer.

Été 1997, le retour... deuxième!

L'été 1997, nous revenons donc à la Fontaine de Lusssac. Comme prévu, les temps d'exploration au fond s'allongent jusqu'à 25 minu-tes, entre -125 et -144 mètres. Ludovic, cette année, sera seul à explorer l'immense zone profonde à -140 mètres. En deux plongées de 8h50, il progresse d'une quarantaine de mètres en distance, jus-qu'à -144 mètres, toujours dans un grand volume avec peu de visibilité. Quant à moi, je me con-centre sur les investigations dans la " mystérieuse " ga-lerie à -125 mètres. Première surprise : il y a beaucoup de courant, ce qui est étrange pour un secteur supposé secondaire. Pour avancer, je dois donc me tracter dans la boue, tout en déroulant mon fil. Seconde surprise, après une soixantaine de mètres, au lieu de déboucher sur une nouvelle jonction ou de se rétrécir, la galerie prend des dimensions considérables. C'est à ce moment que je m'aperçois que je n'ai plus que la poignée du dévidoir dans la main, ce dernier ayant décidé de stopper là avec son fil. Je m'arrête donc à mon tour, à regret, plantant là mon dévidoir dans l'argile, seul témoin de mon passage...

Le bilan de ces trois années consécutives d'exploration à la Fontaine de Lussac est donc très positif. Près de 200 mètres de galeries vierges entre -125 et -144 mètres de profondeur ont été découvertes, ce qui en fait un réseau unique en Europe, tant par son développement que par sa complexité. Et tout cela grâce au formidable travail d'une équipe qui s'est soudée autour du projet et a su s'y adapter techniquement. Aujourd'hui, l'aventure de la Touvre n'est pas finie et promet pour l'été 1998 de belles et longues plongées
d'exploration, un nouveau défi technique et humain pour tout le groupe.

Pascal Bernabe

Ludovic Giordano :
la plongée la plus profonde

Ludovic Giordano est des-cendu à -144 mètres. Il est le premier à avoir poussé l'exploration de la galerie profonde aussi loin. Le récit de ses neufs heures de plongée.

Il tombe des cordes depuis trois jours et pourtant, nous sommes en plein mois d'août. Coups de téléphone à la météo, aux spéléos locaux, aux anciens, mais rien n'arrive à me rassu-rer complètement : le risque de crue et donc d'éjection du conduit, sans même finir les paliers, est bien présent... Des dizaines de plongées de recon-naissance et d'équi-pement ont permis à notre équipe de se familiariser avec la cavité de Fontaine-de-Lussac et ainsi porter le soutien indis-pensable aux plongées de pointe. Ces plongées nous ont aussi permis de tester de nou-velles procédures, de nouveaux équipements, de nouvelles tables de décompression. Jean-Pierre Imbert, fortement intéressé par l'aspect technique et scientifique de nos plongées, a bien voulu calculer ces nouvelles tables, relé-guant ainsi les célèbres tables Doris (pour la plongée aux mélanges) au rang des antiquités. Vingt heures de prépa-ration m'ont été néces-saires pour la confec-tion de 18 bouteilles de k mélanges (Trimix pour le fond et le début de la 'déco, Nitrox pour la suite). Je décide de me mettre à l'eau le plus tard possible dans l'après-midi afin de vérifier la variation du niveau de l'eau. Pascal, Denis et Jean-Baptiste ont installé la cloche de décompression à -6 mètres ainsi que tous les blocs jusqu'à -75 mètres. Ils n'attendent plus que moi... Les bonnes nouvelles de la météo relèvent le moral des troupes et à 18 heures, je suis fin prêt.

Six bouteilles de 20 litres, une de 3 litres d'argon pour insuffler le vêtement, les Wings, le casque avec 3 lampes et un phare MLS, 3 profondimètres, une montre, un dévidoir garni de de fil d'Ariane, une boussole, un ciseau, un sécateur, un plomb largable, des élas-tiques de chambre à air, deux jeux de tables, une gueuse, des plombs de chevilles, un masque de secours, sans compter les multiples épaisseurs de fourrure polaire, ne rendent pas l'individu très aquatique ! c'est donc un piètre spectacle de mise à l'eau que j'offre aux promeneurs du parc de la Touvre ! Je m'enfonce dans le canyon jusqu'à -12 mètres et dois tirer sur la corde pour franchir le rétrécissement de l'entrée. La visibilité n'est pas très bonne, les fortes pluies ayant probablement remué le tapis d'argile posé sur le fond de la galerie. A -21 mètres, derniers réglages de configuration, mise à zéro du chrono, changement de gaz et c'est parti pour une longue descente entrecoupée de replats.

J'essaie de prendre le maximum de vitesse et pourtant, mes points de repères sont les mêmes que d'habitude : 5 minutes pour croiser les blocs de déco à -75 mètres... Quarante mètres d'horizontal face au courant pour rejoindre le puits terminal avant lequel je dois effectuer un dernier changement de bouteilles.

Je descend donc avec 5 bouteilles de 20 litres, mais je sais déjà que je ne pour-rai pas palmer à -140 mètres avec 3 bou-teilles ventrales. Il faut donc trouver un endroit où déposer un relais. À -115 mètres, une petite banquette couverte d'argile me semble fort appro-priée. Je saurai par la suite que c'est une erreur car à -125 mètres, une avalanche de sédiments a réduit instan-tanément la visibilité à néant. Me voilà donc à la merci de mon fil d'Ariane de 3 millimètres, seul lien avec la surface, ce bout de fil, à qui je
confie toute mon existence, est à ce moment plus précieux que tout au monde. Après quelques secondes de doute sur la suite de l'exploration, j'attache mon dévidoir à taton et m' éloigne de plusieurs mètres de l'épais brouillard. Arrivé au terminus de l'an passé, 18 minutes se sont déjà écoulées. Je déroule quelques dizaines de mètres de fil en direction de l'amont en suivant la paroi gauche, à quelques mètres du sol pour ne pas soulever 'argile. Le temps passe trop vite, pourtant je m'efforce à rester lent dans mes mouvements

afin d'éviter l'essoufflement, fatal à cette profondeur. 23 minutes, -144 mètres. Il faut faire demi-tour, bien qu'il me reste un peu d'au-tonomie. Je descend à la verticale de ma position pour sonder le fond et y déposer mon dévidoir pour la prochaine fois lorsqu'une explosion vient troubler ma concentration. Mon coeur s'accélère, je suis presque dans le noir : le phare vient d'imploser ! Pas banal pour du matériel vendu " étanche jusqu'à 300 mètres " ! Heureusement, les deux autres sont toujours en état. J'entame donc ma lente remontée, après 25 mi-nutes de temps de plongée. Je sais déjà que les paliers vont être très longs... Exercice délicat que le contrôle de sa vitesse de remontée, mais je suis conscient que cette phase de la décompression est décisive pour les accidents neurologiques. Alors, calme et concentration extrême... Je choisis l'option la moins confortable qui consiste à remonter toutes les bouteilles jusqu'au palier de -45 mètres, mais qui présente l'énorme avantage de préserver les camarades pour l'assistance aux interminables derniers paliers.
Pascal vient me rejoindre à -35 mètres avec les boissons et les batteries pour le gilet chauffant. Je lui raconte sur ma plaquette toutes mes aventures

La fin des paliers se fera dans la cloche de décompression sous oxygène pur : durée totale de la décompression 9 heures.

Quelques dizaines de mètres de galerie découverts, des progrès techniques considérables sur le matériel et les procédures, de nouvelles tables de décompression, une équipe solide et expérimentée sont un bilan très positif des plongées de la Touvre, magnifique source qui n'a pas fini de nous livrer tous ses secrets.

Ludovic Giordano

 

Plongeurs ayant participé aux campagnes d'ex-ploration à la Fontaine de Lussac (par ordre alphabétique) :

Daniel Aurélien, Pascal Bernabé, Gérald et Jean-Baptiste Beyrand, Xavier Clerc, Ludovic Giordano, Philippe Grillet, Stéphane Mayot, Benoît Poinard, Paul Poivert, Kristian Rouannet, Denis Sirven, Jean-Pierre Stefanato, Gérard Truffandier.

Remerciements :

- Aux commissions nationale et régionale (Midi-Pyrénées) de plongée souterraine de la FFESSM, pour leur aide financière et matérielle.

- à Topstar (Bordeaux) qui a conçu pour nous un vêtement sec spécialement adapté à la plongée technique et profonde : néoprène grande qualité, inflateur orientable, nombreuses poches, et surtout double fermeture qui évite la catastrophe en cas de rupture.

- Au magasin Plongée Evasion (Toulouse) et à la Socex (Castanet Totosan) pour leur aide technique et matérielle