Le jour où le siphon vint à nous.

Par Frank Vasseur


par C. bagarre

 

Deux ans ! Deux fichtrement longues années que nous projetons de reprendre l’exploration de l’évent du Mas Neuf.

Cette résurgence temporaire, souvent oubliée des spéléologues, débute sous un chaos de blocs par une quarantaine de mètres de galeries d’abord étroites.
Le S.1 (145m ; -9) émerge dans une jolie galerie corrodée qui débouche en tête d’un redan de 5m surplombant le second siphon.
Donné pour terminé, ce sublime conduit noyé nous avait révélé des méandres inconnus, dans une eau cristalline. Et puis, nos disponibilités respectives et la météo se sont liguées pour contrarier nos ambitions.

Aujourd’hui, printemps 1993, tout le monde est libre. Le matériel indispensable a été rassemblé. Tout s’annoncerait pour le mieux si la pluie ne s’invitait, à tel point que le gonflage des bouteilles se termine sous abri.
Les mauvais auspices se confirment alors que nous remontons la chatoyante vallée de la Vis. L’étiage exceptionnel, la clarté et la quiétude de la rivière nous confortent dans notre certitude inconsciente que nous bénéficierons d’un " certain délai " avant que les niveaux ne réagissent.

Sur le parking, à proximité de l’évent, nous hésitons un long moment avant de sortir de la voiture. La pluie s’abat à présent en rideau rageur. A ce moment précis, si un seul d’entre nous avait manifesté la moindre retenue, nous aurions annulé la sortie.

Pression du groupe ? Inconscience collective ? Obnubilation sur l’objectif ?
Le fait est que nous nous engageons finalement l’un après l’autre dans l’étroiture d’entrée. Le chaos, le laminoir puis une étroite cheminée trépane une galerie à hauteur d’homme, où s’amoncelle notre fatras de sacs. Peu à peu le désordre s’organise. Chacun s’attribue un " territoire " et prépare son matériel.

Margot, enrhumé, ne plongera pas aujourd’hui. Il récupère les kits vides et se bichonne un " petit nid ", dans une alcôve dominant le siphon. Alain, qui partira " en pointe " conditionne le lourd bi-bouteilles (des 15 litres) que l’étroitesse du S.1 contraint à passer découplé.Quichou est prêt. Il nous aidera au portage jusqu’au second siphon. Je suivrai Alain dans le S.2 en levant la topographie jusqu’à ma limite d’autonomie en air.

Le niveau du S.1 est au plus bas, bas comme nous ne l’avons jamais vu. Alain, qui revient après avoir soulagé un besoin naturel, confirme qu’il s’est remis à pleuvoir " dru. " Obsédés par notre plongée, bien au sec dans l’évent, nous ne pensons plus à la pluie qui fait rage, au-dessus de nos têtes. Chargés comme des baudets, nous franchissons le S.1. La visibilité y est exceptionnelle. Derrière, il faut quitter les scaphandres et tout faire passer derrière un bloc fiché en travers de la galerie. Les charges sont acheminées au sommet du ressaut de 5m qui précède le S.2. Ici aussi, les conditions sont inaccoutumées : étiage maximum, visibilité parfaite.

Le dévidoir de pointe a été oublié devant le S.1. Pendant que nous assemblons le 2 x 15 litres, Quichou retourne le chercher. Accroupi, je tourne le dos au siphon. La galerie est calme, silence à peine troublé par le gargouillis d’un petit affluent pérenne. Soudain, un clapotis plus puissant brise le calme. D’abord faible, puis s’intensifiant. Instinctivement, nous nous tournons vers la voûte. Mais non, rien n’arrive du plafond. C’est entre nos pieds que l’eau circule !!

Le S.2 est monté de 5 mètres en moins de quinze minutes, sans un bruit, sans un heurt ! Il se déverse à présent dans la galerie.

" Faut pas rester là ! " Alain est le premier à avoir réagi. Immédiatement, nous prenons conscience de la précarité de la situation. Instinctivement, nous préparons la fuite. Au même moment, devant le S.1, Margot voit les lumières de Quichou. Ils échangent quelques paroles. Margot évoque des gargouillement d'eau (signe annonciateur de la crue) qu’il entend depuis quelques temps. Quichou n’en tient pas compte, et met ça sur le coup d’une aberration auditive, effet secondaire du calumet que Margot consomme. Puis Quichou s’en retourne, avec le précieux dévidoir.

Les derniers glougloutements de ses bulles se taisent. Immédiatement après, un rugissement déflagre dans la galerie. Avec horreur, Margot voit de l’eau jaillir d’un côté de la fracture, puis le siphon monter, atteindre sa niche, remplir les gours étagés à l’envers, de bas en haut. Il hurle, appelle Quichou de toutes ses forces... peine perdue. Il ne peut plus rien pour nous, son seul salut est dans la fuite.

Après avoir remonté les bouteilles de 15 litres sur un promontoire, hors de la rue d’eau, nous détalons. En moins de cinq minutes, la galerie est brassée par l’écume, jusqu’à mi-mollets. Les lames d’érosion, alors masquées, sont autant de croches-pattes potentiels. Sournoise, la suivante est pour moi. Je me vautre lamentablement dans les remous. Le bi-12 litres, porté avec une seule bretelle, me surpasse en une superbe hyperbole pour chuter violemment. Les détendeurs décrivent de non moins gracieuses arabesques avant de heurter la paroi, puis d’être brassés par l’écume. Dans la panique, une palme m’échappe et prend le parti du courant qui l’emporte.
Vite, se relever et continuer. Alain me rejoint au bloc précédant la vasque du S.1. Il m’aide à passer mon lourd bi-bouteilles via le pertuis. Derrière, le siphon 1, généreusement alimenté, monte à vue d’oeil. Le temps de capeler les bouteilles, j’ai le menton au ras du plafond.

Alain passe in extremis puis nous fonçons vers la sortie. L’eau est restée claire, c’est une aubaine, car l’amarrage initial du fil est à présent 2 mètres sous l’eau. Quichou, lui, n’a rien vu. A mi-distance, dans le S.1, il voit débouler ses deux acolytes, visiblement " secoués. " Le premier propulse ses trois bouteilles de son unique palme. Le second suit, les yeux pleins d’inquiétude. A leur allure, leurs gestes désordonnés, il comprend qu’il s’est passé quelque chose, mais attribue cette débâcle à une éventuelle augmentation du débit d’un affluent secondaire, dans la galerie aérienne. Puis il nous emboite la palme.

Pendant que nous repassons le siphon, le S.2 continue de se déverser avec force dans le S.1, dont le niveau monte rapidement, jusqu’à noyer la galerie. Arrivé au terminus du fil, habituellement amarré deux mètres au-dessus du siphon, la vision devient surprenante. Kits et vêtements flottent entre deux eaux, les combinaisons vides s’agitent tels des pantins désarticulés, les casques éruptent des chapelets de bulles d’acétylène.

Sans fil d’Ariane, mais dans l’eau toujours claire, nous traversons ce décor surréaliste. Mais si l’eau est claire, elle est aussi beaucoup montée... jusqu’où ?

Car au bout de cette galerie, débute une zone étroite. Un boyau vertical haut de trois mètres, un laminoir, le chaos de sortie et l’étroiture finale. Tout ce tronçon est impraticable avec les bouteilles sur le dos. A la base de la cheminée, un miroir. Juste la place pour un. Je me déséquipe et jette tout, palmes, bouteilles dans une petite galerie sous-jacente. Libérer la place pour Quichou, qui attend son tour.

Il vient tout juste de réaliser ce qui se passe. Il me gueule de toutes forces de sortir du trou. Je reste quand même au sommet de la cheminée. L’eau continue de monter et, combinée à l’exiguïté du conduit, elle risque de poser des problèmes à Alain.

" - Et Alain ? 

-Tire-toi ! Sors ! "

Le voilà qui émerge aussi. Pour atteindre la base de la cheminée à présent noyée, il a du tout arracher, bouteilles, détendeurs, casque. Il se retrouve sans lumière dans ce qui ressemble plus à un cul de basse-fosse qu’une grotte. Quichou l’éclaire depuis le haut. Miraculeusement, le flux s’est ralenti. Choqués, hébétés, dégoulinants, nous mettons à profit ce court répit pour nous déséquiper afin de franchir l’étroiture qui nous attend, à l’entrée.

Dehors, Margot n’en croit pas ses oreilles. Il s’imaginait le pire. Il hurle, nous lui répondons. Il récupère bouées, ceintures, batteries. Un à un, nous nous extirpons de l’étroit méat. Dehors, il pleut toujours à verse. Le talweg gronde et écume, quelques mètres en contrebas. C’est la mise en charge de cet exutoire inférieur qui, tempérant momentanément la montée du niveau, nous a permis de sortir " dans les temps. "

La nature est parfois bien faite, et cet évent pardonne certaines choses, dans certaines conditions....

Dix minutes après notre sortie, l’étroiture d’entrée déverse un mince filet d’eau, qui enfle à vue d’oeil. Quelques minutes suffisent au talweg pour muer en torrent furieux. L’air se charge d’embruns. Dans toute la vallée, la Vis roule des flots tumultueux et glauques, tous les talwegs sont actifs, des cascades chutent des falaises, les interstrates giclent en geysers horizontaux, l’eau fuse sous les éboulis, roule dans les ravins. Les causses explosent et éjectent avec force l’eau pressurisée dans leurs entrailles.

Moins de deux heures !

Il aura fallu moins de deux heures pour que, dans la vallée, une situation d’étiage extrême mute en une crue exceptionnelle. En réalité, il pleuvait depuis plusieurs jours (au moins 2) sur le causse de Blandas . Les précipitations de ce jour furent la goutte (grosse goutte) qui fit déborder le vase. Ce jour-là, la chance était avec nous. A tel point que nous aurions presque douté de la vertu de nos compagnes respectives.

Avec une petite demi-heure d’avance, nous aurions été engagés dans le second siphon, dans l’impossibilité de prendre conscience de la hausse du niveau. Dans l’impossibilité de regagner l’air libre, sauf gymkhana subaquatique fort exposé.

Les premiers moments d’émotion passés, nous nous sommes attachés à nous réconcilier avec la vie.

Réconciliation dont je tairai pudiquement la nature, vu les comportements éthyliquement incorrects observés par les voisins d’Alain ce jour-là.

Vasseur, Spenle, Bagarre (association Celadon)