La mort du mulot

par Jacques De Schryver
paru dans Plongeurs International Mars-Avril 1998

Prologue

On aimerait, dans ces moments uniques où l'on meurt, profiter davantage des aspects exceptionnels de ce qui constitue la fin de notre histoire. Et pour tout dire les faire partager à d'autres. Voire même leur céder sa place, sans égoïsme aucun. A défaut, on souhaiterait que les secrets de l'univers s'entrouvrent enfin, que le temps s'abolisse. Qu'une compréhension jusque là hors de portée, qu'un excès de vie, nous envahissent, nous portent.
Que notre être s'accroisse, se distende, s'amplifie. Qu'il s'enfle d'une félicité totale.
Cela dure à peine une seconde et aussitôt on se sent pris comme d'une envie furieuse d'échapper à la mort, de quitter cette situation qui s'est invitée toute seule, de façon provocante et somme toute impolie. De s'en tirer... Très vite ! De se précipiter hors de cette réalité dense au point d'en être sale. Et l'on réalise dans le même temps que l'on vient de perdre quelques secondes pour rien.

Dans cette atmosphère irréelle qui rend étranger à soi-même, où l'on découvre des sensations jusque là inconnues, on se raccroche à des repères qui s'installent d'eux-mêmes, pragmatiques, concrets, loin de toute poésie, distanciés. Les gestes de l'entraînement, longtemps répétés en piscine, deviennent bientôt le centre quasi unique de cet univers qui est devenu le notre, aussitôt rétréci qu'amplifié, et dans lequel on se regarde agir, comme si l'on était étranger à soi-même.

Beau drame, part 1 : La loi de Murphy

- Ca y est !

Je viens de relâcher l'air et me prépare, comme il se doit, à respirer à nouveau. Cela semble légitime pour un plongeur. Je m'estime donc dans mon bon droit. A la fin de l'expiration, j'inspire d'une façon fatiguée mais suffisante, sauf que rien ne vient. Au début des années 70, je ne connais pas la loi de Murphy, qui dit que si une chose doit aller mal, elle ira mal. Ce n'est pas pour me vanter, mais je suis en train de la réinventer. Je suis à moins de 20m de la sortie du siphon du Rupt du Puits, dans une étroiture remontante en forme d'éboulis. Imaginez une forme de lèvre, dont la hauteur varie de 35cm à 1,10m avec une moyenne inférieure à 60cm. La largeur est supposée de sept à huit mètres, si l'on tient compte de ce qu'il existe une seconde sortie plus loin, tout juste bonne pour les grenouilles et les crapauds, et dont on sait qu'elle communique. Le problème du plongeur, avec ses deux bouteilles sur le dos, est que la partie que l'on peut franchir ressemble un peu à un sillon. Que l'éboulis glisse, ce qui est fréquent, et le sillon a tendance à disparaître. Il ne reste plus alors qu'à suivre le fil d'Ariane, un fil téléphonique solide, en enlevant les blocs un par un. Ils ont la taille du poing, souvent un peu plus, parfois le double. On les écarte du bras, et on avance de quelques cm. Ils glissent un peu sur le côté et vont peut-être reboucher le siphon pour le plongeur qui suit. Une façon comme une autre de dire qu'on est toujours seul dans un siphon. Au mieux on meurt seul. Au pire, on invite les copains à participer. C'est le cas du moins des siphons à étroitures. Et de ceux également où l'eau turbide empêche la visibilité de s'étendre au delà d'un mètre.

Comme je suis en tête pour ce retour, cela signifie que quelque part derrière, Bertrand va se heurter au même obstacle. J'ai enlevé les blocs sur environ 50cm, ce qui constitue un gros effort. J'ai le bras gauche sur le côté, à pousser quelques blocs le plus loin possible. J'entend le bruit amorti de leur glissade.
Certains roulent sur une trentaine de cm avant de se stabiliser. J'ai le bras droit agrippé à un autre bloc, à hauteur de mon masque, pour me prendre appui. Les bouteilles sont maintenues plaquées à la voûte du fait du manque de hauteur. Rien ne marche, tout va bien dirait un optimiste. Sauf que la panne d'air possède un caractère moins sympathique dans ce contexte. Pour résumer en quelques mots, l'entraînement, mon second degré de plongée, les heures d'exercices pratiques, ne servent pour l'instant absolument à rien. Parce que je suis coincé. Je n'ai jamais demandé à mes moniteurs du centre de Bendor de m'expliquer ce que je devrais faire dans semblables circonstances. Ils m'auraient botté les fesses en me suggérant d'aller faire mes beaux accidents ailleurs. Rabelais eut été de meilleur conseil avec cette phrase simple 's'asseoir sur son cul et pleurer'.

Le premier réflexe en cas de panne d'air en siphon, est optimisant, parce que facile à réaliser. Prendre son second détendeur, qui pend sur la poitrine, relié à la seconde bouteille. Et respirer dessus. Au moment où me vient cette brillante pensée, nous avons plongé au total 1h40. A l'aller nous avons déroulé un câble téléphonique relativement épais, en vue de préparer des explorations plus longues derrière le siphon de 445m. Et pour communiquer en cas de crue. Nous avons ensuite topographié les étroitures d'un affluent, dans la partie émergée du réseau, pendant environ huit heures. Après une halte destinée à avaler deux barres d'ovomaltine, nous sommes redescendus par le siphon dans l'intention de ressortir, de façon présumée probable, dans le petit matin, 30 à 35 mn plus tard.

Donc pour rendre courte une histoire longue, le réflexe de saisir le second détendeur, plaqué à la poitrine, se heurte aux caractéristiques mêmes de l'étroiture. On peut désobstruer les bras en avant et repousser les blocs. Mais la voûte est trop proche pour qu'on puisse se soulever au point de glisser la main sous sa poitrine et en extraire le détendeur. Et cela vaut peut-être mieux. Car comme celui-ci est attaché autour du cou par une sangle de caoutchouc, il n'est pas certain sous l'eau, coincé par le rocher, d'avoir suffisamment de force pour déchirer le caoutchouc en tirant. Dans le même ordre d'idée, le caïman qui peut cisailler une branche d'un coup de mâchoire ne peut pas ouvrir sa gueule si une main humaine la maintient en position fermée. La raison en est simple. Ses muscles sont prévus pour mordre avec force. La nature n'a pas envisagé fonctionnel, contrairement aux humains, qu'il faille parfois l'ouvrir avec vigueur pour conserver sa place au soleil. Dans mon cas, le mouvement est impossible à démarrer. Il faudrait ramener le coude le long du corps et me soulever légèrement.
La première partie même de ce travail en deux étapes n'est pas réalisable. Touchez votre tempe droite avec votre bras droit, puis tentez dans cette position de toucher votre poitrine. Vous comprendrez. Si vous réussissez, c'est que vous n'êtes pas dans une étroiture. Ce second détendeur ne sert pour l'instant à
rien. Le temps de s'en rendre compte, du temps a passé.

S'entraîner à étouffer

S'il fallait déterminer un point commun aux plongeurs en siphon, ce serait peut être cette aptitude à imaginer les situations extrêmes, à s'y préparer malgré soi, à en rêver, et pour certains, à s'en réveiller la nuit de façon indue. J'appartient sans conteste à cette dernière catégorie, et c'est probablement ce qui a contribué à me maintenir en vie lorsque les circonstances malveillantes exposées ici, m'ont invité à quitter le vaste monde pour un autre que l'on suppose encore plus vaste, encore que l'on ne soit pas certain, inconvénient majeur, que les femmes y soient plus jolies...

C'est donc avec un réalisme renforcé par le désir d'affronter un jour le bonheur ennuyeux de la retraite-vieillesse que j'avais accepté que Bertrand Léger m'apprenne à me noyer. Si Montaigne a pu affirmer 'Que philosopher c'est apprendre à mourir', Bertrand m'apprit quant à lui que 'survivre en siphon,
c'est apprendre à étouffer'. Montaigne et Bertrand avaient raison. Mais je dois plus à l'un qu'à l'autre.

Bertrand et moi allions régulièrement dans l'une ou l'autre de ces piscines parisiennes où l'on peut tranquillement, le soir, s'entraîner tout à l'aise, sans perturber personne, ni réciproquement. Pour des raisons aisées à comprendre, nous apprenions paisiblement à étouffer dans le petit bain plutôt que dans le grand. L'idée était née quelques années plus tôt lorsque Bertrand Léger, Alain Figuier et Jérôme Dubois, deux autres plongeurs 'bestiaux et fétides' comme nous disions alors, avaient commencé à vivre quelques mésaventures. Par exemple, ils étaient à diverses reprises restés coincés dans l'étroiture inclinée du laminoir d'entrée du siphon du Rupt du Puits. Car si franchir une étroiture sinueuse, longue et descendante présente des difficultés psychologiques, la même
étroiture, lors de la tentative de sortie oppose l'obstacle physique du frottement, auquel s'ajoute une direction incertaine. C'est un peu comme au restaurant. On y entre léger et facilement. La sortie est parfois différente.

Poussés par la nécessité, les plongeurs du Rupt du Puits avaient compris dès cette époque que pour continuer à vivre, il fallait adapter l'entraînement, et pour cela comprendre le phénomène de la pré-noyade. Cela se passait en trois étapes : vider ses poumons, attendre la suffocation, s'accoutumer aux
trois séries de spasmes précédant l'évanouissement. L'évanouissement lui-même nous paraissait inutile. D'autant que travaillant dans le petit bain, le réflexe était de sortir la tête hors de l'eau au moment même où, dans la réalité, nous aurions ouvert la bouche pour avaler de l'eau.

Ce que nous avons appris à cette occasion peut servir à tout le monde. En circonstances difficiles, cela proposera un point de repère, un guide pour aveugle. C'est précisément cette connaissance concrète et vécue de ce qui va se passer qui permet, à mon sens, de ne pas être trop paralysé par l'imprévu
de la situation. Celle-ci est en quelque sorte un peu apprivoisée. Aussi apprivoisée qu'un chien qui devient fou. Donc, pour ce que de droit, s'ils le désirent, les candidats à la survie peuvent prendre des notes. C'est autorisé. On ne passe l'examen qu'une fois...

Une fois la tête sous l'eau, au moment où l'absence d'air devient insupportable, le corps proteste par une série de spasmes incontrôlables. Ceux-ci durent de 8 à 12 secondes. Bien qu'ils soient perçus comme très durs, ils correspondent à une traversée. On n'ouvre pas la bouche sous l'eau pour respirer. Suit une rémission de quelques secondes pendant laquelle on est de nouveau parfaitement lucide. Survient alors la seconde série de spasme. Elle est semblable à la première. On la traverse également, quoique plus difficilement. On redevient lucide pour quelques instants. Et là encore, durant la période de calme, on récupère ses esprits. On peut agir. Ou plutôt, si les circonstances s'y prêtent, on peut essayer d'agir. Personne parmi nous n'a jamais réussi à franchir la troisième série de spasme. Voilà ce que nous avions expérimenté et appris, pour le jour où...

Beau drame part 2

Comment devenir vieux ?

Plus d'air, coincé dans une étroiture, dans un éboulis subaquatique instable. Je devrais théoriquement avoir encore de l'air, puisque nous respirons alternativement dix minutes sur la première bouteille, puis dix minutes sur la seconde. A la fin d'une exploration, tout est calculé pour avoir consommé au
maximum la moitié du disponible. Le reste constitue la réserve, la sécurité, l'aptitude à devenir vieux, mais en prenant son temps, pas en ayant les cheveux qui deviennent soudain blancs de stupeurs, de fureur, d'indignation, d'impuissance gigotante, hargneuse et inutile. Comment ? C'est à moi que cela arrive ?
Moi prudent, entraîné, assez calme ?

Il faut dire que ce siphon est bizarre. Dans les années 30, la SNCF voulait faire passer un train au dessus de ce qui n'était qu'un minuscule ruisseau. Attention aux crues avaient dit les paysans. Et les ingénieurs de l'état de rigoler. Cela donnait à peine quelques litres. Du moins lors de leur visite. Après les
premiers travaux vint une crue, qui emporta tout. N'y croyant pas, on recommença. Seconde crue qui fit de même, et emporta en même temps, pour faire bonne mesure, un petit pont en contrebas. Cette fois, la SNCF comprit, et construisit une vaste arche au dessus de la vasque d'entrée. Le train passe
environ dix mètres plus haut, sur une armature de béton. Entre temps on avait essayé de boucher la résurgence, en y déchargeant une trentaine de tombereaux de pierraille, celle-là même qui aujourd'hui rend le siphon dangereux. On espérait que l'eau trouverait un autre chemin ou se contenterait de
sourdre avec discrétion. De ce fait, le Rupt du Puits démarre dans une vasque, sous l'ouvrage d'art de la SNCF. Une petite marre d'environ 8 m sur 6 m, glauque, noire, peu engageante sauf pour les animateurs de films d'horreur. Pourquoi y aller dans ce cas ? Parce que l'ennui de la faculté de Nanterre, que
je fréquente à cette époque, est bien plus terrible que tout le reste. Je ne sais probablement pas qui je suis. Mais je sais à qui je ne veux pas ressembler.

J'ai amené un jour au bord de cette vasque Jacques Chenard, dit Chenz, le photographe de la revue HaraKiri. Au retour de nos plongées, je fonçais chez lui faire développer mes pellicules couleur dans son laboratoire personnel, dans un grand placard de son appartement de la rue de Flandres. A force de regarder
nos images, il s'était laissé tenter. Je lui avais proposé de l'initier à la plongée en siphon, et il avait sauté sur l'occasion. Le Rupt du Puits, à côté de St Dizier, était l'endroit le plus proche de Paris. L'ambiance glauque de l'entrée, plus proche du cimetière sous-marin que des paréos chatoyant du Club Méditerranée, ne l'avaient dès l'abord point trop stimulé. Il était descendu comme à regret sur les trois premiers mètres de profondeur, là où un vague filet de lumière du jour parvient encore à pénétrer. A cet endroit commence le laminoir, par un vague trou de blaireau noyé comme il se doit dans un chagrin obscur. Mais
après s'être engagé d'un mètre dans l'étroiture il avait rebroussé chemin, était sorti de l'eau, m'avait traité de fou, et était reparti immédiatement pour Paris. Durant des années, au Club Méditerranée où il m'arrivait d'être invité comme conférencier, il me présentait aux plus jolies filles en affirmant 'Cet homme
est fou !'. Malheureusement, malgré cette entrée en matière engageante, c'est lui qui remportait tout le succès auprès d'elles. Il a passé plus tard son diplôme de Moniteur National de plongée. A part une répulsion définitive pour les étroitures, c'était un excellent plongeur. Il est mort au début des années
90. Après une plongée profonde à Cadaques, respectant tous les paliers de décompression, il était resté paralysé du tronc et des membres inférieurs. L'excellent livre d'Alain Guichard, Plongée : Accidents Vécus, analyse son accident dans le chapitre 'Le vent du sud, puis...' (p 139-147).

Net recul

Dans cette position, presque immobile, mes mains accrochent sans peine la voûte et je pousse. Je descends progressivement l'éboulis, en deux ou trois fois. Par chance, il y a là davantage d'espace et je peux me relever un peu. Je suis à genoux et saisis mon second détendeur. Tout cela va donc se terminer
rapidement, sans autre préjudice qu'une peur non justifiée, qu'une inquiétude abusive, qu'un entraînement à l'idée de la noyade. Bref, une peur d'intellectuel puisqu'à l'époque je suis étudiant. Par pure facétie je suppose, la loi de Murphy ajoute ses paragraphes insolents. Le second détendeur est enroulé
autour du premier. Puisqu'il s'agit d'un Aquilon, il est blindé, solide, et le diamètre du tuyau est approximativement celui du pouce. L'endroit doit être encore un peu étroit. J'ai beau tirer il ne vient pas. Il est toujours sur ma poitrine. Impossible de le lever vers ma bouche. C'est alors que je subis la première série
de spasmes.

On dit parfois que les gens qui ont été frappés trop souvent s'habituent à la douleur. Ce doit être le cas des boxeurs. Etant habitué à ces spasmes, j'ai le privilège de disposer de repères et cela fait du bien sans rien modifier de la situation. Je sais que le temps dont je dispose vient de s'écouler en partie. Il me reste un répit, une série de spasmes, un répit, et après cela sera beaucoup moins théorique... Déjà les choses deviennent bizarres. En même temps que je m'affaire à écarter le second détendeur du second, je me perçois dédoublé. Des pensées incongrues me tiennent compagnie, comme si j'étais deux. Un
second moi est en train de flotter. Il regarde le premier moi, de trois quart arrière, surélevé d'environ deux mètres. Le premier moi pense en même temps qu'il n'est pas possible que le second soit derrière, car il n'y a que l'eau et le rocher. Donc quelque chose ne va pas. Je sens bien que je suis logique,
puisque je me rends compte de cette impossibilité bien que le temps soit suspendu.

Changement de séquence dans cette même position. Je vois le futur. Je peux voir les pompiers qui, le lundi, dans quelques dizaines d'heures, vont retirer mon cadavre. L'un dit à l'autre : 'Comment a-t-il pu se tuer aussi près de la sortie ?'. Et je pense en même temps, avec agacement, que s'ils avaient lu les récits
de Sténuit et Jazinsky, ils sauraient que ce n'est pas le premier accident de ce type. Il faut lire un peu ! Je peux presque décrire les traits du pompier qui me tire vers la berge, par le col. Leur ignorance est vraiment énervante, mais cela m'est égal parce que je suis mort...

Repas chez Chartier

Nombre de projets déraisonnables, épiques, déments, brefs de beaux projets, débutent au restaurant. Tout se passe comme si, bien qu'assez sage pour ne pas être pressé à l'excès, craignant de mourir jeune et sans profiter lentement, comme il se doit, d'une retraite épicurienne, on souhaitait tout du moins ne pas
partir, le jour venu, le ventre vide. La stimulation, la glauque et impatiente angoisse naissant d'une imagination aidée par le Bordeaux blanc premières côtes, les alcools de quetsche, de mirabelle, de poire, tintent comme deux cloches entre deux chants grégoriens ou gothiques. Les limites n'existent plus. Parce que l'on entend 'qu'ainsi soit-il'. Parce que personne ne vivra notre vie à notre place.

Avec Bertrand, entre deux week-ends de plongée au Rupt du Puits, entre deux marathons de poker où nous jouions notre matériel d'exploration, nous dînions régulièrement chez Chartier. Bouillon célèbre du 19e siècle, Chartier est un restaurant en duplex, capable de recevoir plus de 200 personnes, et toujours plein. Le bouillon est une tradition ancienne, datant du temps où les Halles étaient proches du Bd Montmartre. Le bouillon est un plat supposé destiné aux pauvres. Les riches mangent la viande. Les autres ont droit au bouillon gras dans lequel elle a cuit.

Chez Chartier, en 1971, le steak au poivre est à 4.60 F, la pêche Melba à 3.30 F et le supplément chantilly à 0.30 F. Nous commençons par une cervelle au beurre, suivie par un steak, puis une pêche Melba, deux alcools, une crème de marron. Enfin, pour conclure, on reprend souvent un steak. Entre temps les projets ont mûri. On sait comment on fera les relais sous l'eau ou dans les cloches à air, quel câble on installera dans le siphon pour le téléphone. On prévoit un dépôt de vivre en cas de crue. On constate que sortie après sortie, le Rupt du Puits s'agrandit, que les kilomètres de première s'accumulent, et qu'on n'en voit pas le bout. Alors que les cavités sont rares en Haute Marne et en Meuse, le Rupt du Puits, à quelques kilomètres de St Dizier, dépasse en 1971 les 8 km topographiés derrière siphon. La rivière principale remonte sur environ 2 km. Et sur les 13 affluents répertoriés, méandres et étroitures de
silex et calcaire, certains totalisent peut-être encore davantage à découvrir. En amont le siphon terminal continue tout seul comme un grand. Et dans le siphon d'entrée, à environ 80 m avant d'émerger, partant sur la gauche si l'on sait la trouver, une branche subaquatique attend. A ma connaissance, elle attendait toujours 25 ans plus tard. Le Rupt du Puits possède donc de quoi alimenter tous nos repas à venir. Si j'ose dire.

Beau drame part 3

La mort du mulot

La seconde série de spasmes débute sans hâte, avec l'aspect familier des choses apprivoisées. Mon esprit est tout entier tourné vers un détail que j'avais oublié. Pour une fois, nous ne sommes pas venus en train mais dans le break 204 du père de Bertrand. Au pied du Rupt, nous avons capturé un mulot, et
nous l'avons installé dans la voiture, peut-être pour l'apprivoiser plus tard ? Pour des parisiens, un mulot n'est pas un rat de campagne. C'est un animal au même titre qu'un hamster. Oui, cela doit pouvoir s'apprivoiser. Et voilà que je suis absorbé par cette pensée terrible. Si je meurs noyé, le mulot va mourir
également ! C'est intolérable.

Impossible de démêler le second détendeur du premier. Le jeu dans les tuyaux me permet à peine de le tirer de quinze à vingt centimètres à partir de ma poitrine, mais seulement à hauteur de celle-ci, et pas vers le haut ce qui semble si simple et si impossible à la fois. La pression est devenue plus forte.
J'attribue ma sensation d'étouffement au masque plaqué sur ma figure. Je l'arrache et je le jette. Quelques semaines auparavant un plongeur de Nancy, Serge Viaud, avait survécu par miracle à une panne d'air dans un siphon des Pyrénées. Avant de s'évanouir, et d'être tiré vers une galerie sèche par le compagnon qui plongeait avec lui, il avait arraché son masque dans les mêmes conditions. Je sais donc que ce geste idiot en apparence précède de peu l'évanouissement. Ce que ne m'a pas appris mon entraînement en piscine. Mais grâce à ce détail, alors même que tout va mal, je sais exactement ce qu'il faut faire, même si cela ne doit servir à rien.

Rien ne marche, tout va bien !

La troisième série de spasmes débute en même temps. J'appuie sur le bouton de surpression du détendeur Aquilon, et l'air monte, à une pression de 9 kilos par cm2. Le groin du détendeur est peut être à 15 cm de ma bouche. J'ouvre celle-ci qui se remplit d'eau. Mais en même temps, la pression de l'air
chasse l'eau en partie. Je respire une goulée. Le contact de l'air me réveille. Mes mains défont calmement le nœud qui n'en était probablement pas un. Les deux tuyaux sont simplement passés l'un sur l'autre d'une façon qui ne convenait pas. Je tire brutalement sur le caoutchouc qui maintient le détendeur
autour du cou. Il cède facilement, et d'ailleurs il est prévu pour cela. Le détendeur arrive presque dans ma bouche, d'abord à l'envers. Je respire une fois ou deux maladroitement mais c'est un tel progrès ! Je le remets dans le bon sens. Je cherche de la main droite le masque que j'ai jeté. Il est juste là et je le
récupère à la troisième tentative. C'est étonnant comme la vie revient vite.

Je reprends l'étroiture. Il me semble que cela passe mieux. Je suis le fil du téléphone. J'aperçois une vague lueur. J'ai du mal à m'extirper. Mais tout cela me donne l'impression d'une routine fatiguante. Je sors de l'eau. Il fait beau. J'attends Bertrand, qui était derrière moi... Sauf que le temps passe et que Bertrand n'arrive pas. Il est vrai que Bertrand pèse dans les 100 kilos à cette époque. Son service militaire récent lui a fait gagner du poids... A force de conduire des poids lourds et des transports en commun dans la cour de la caserne, il en a pris un peu la forme ! ! !

Le temps passe et il n'arrive toujours pas. Malgré sa taille et sa carrure, Bertrand a franchi en solitaire des étroitures bien pires. Car ici au moins on peut écarter les petits blocs. Au bout d'une dizaine de minutes où je respire calmement, Bertrand apparaît, tout excité : 'Journaleux (c'était mon surnom) ! Tu ne devineras jamais ce qui m'est arrivé... Impossible de passer, j'ai dû décapeler (enlever les bouteilles et les passer devant)' .

Nous confrontons nos histoires. Bertrand sort le manomètre. Il ouvre la bouteille sur laquelle je suis sorti et la mesure. La pression est de zéro. Comme ce n'est pas possible, nous ouvrons le robinet. Un léger suintement sort pendant un temps que nous chronométrons à trente secondes. Probablement la
valeur de deux inspirations. Nous mesurons la seconde. Elle est vissée en position fermée. L'étroiture a dû pousser en arrière la manette d'ouverture de l'air. Cela nous fait réfléchir. Il vaudrait mieux monter les bouteilles à l'envers, afin que les frottements dans les étroitures les poussent à l'ouverture maximum. Il
restait quand même 30 kilos de pression. Les marges de sécurité sont calculées à 50%. C'est la première fois que je comprends la raison de ce chiffre.

A l'aller nous avions puisé dans nos réserves pour installer le câble téléphonique. Avant la plongée du retour, j'avais défait ma combinaison pour me soulager. La boue avait empêché la fermeture éclair de se refermer. Et j'avais une partie du corps directement sans protection dans l'eau à huit degrés. La loi de
Murphy avait fait le reste en refermant l'étroiture. De retour dans la voiture, nous trouvâmes le mulot mort. Il avait escaladé le siège passager, le mien, ou une coupure dans le cuir ressemblait vaguement à un trou. Il était mort étouffé entre la mousse et le cuir, dans une étroiture d'où il n'avait pu remonter. J'invitai Bertrand à déjeuner de foie gras et de saumon. Le repas d'enterrement du mulot.

Jacques De Schryver