Hommage à jean-Claude Frachon

 

par Georges Marbach - 1er novembre 2005

 

Voilà.

Nous l'avons porté en terre.
Nous avons refait ces gestes dérisoires : passage du goupillon, bouquets de mots, fleurs jetées sur cette bière qui, dernière frachonnade, refusa obstinément d'entrer dans le caveau. Enfin, nous avons bu, non pour oublier, mais pour nous souvenir ; et nous avons échangé des rires mêlés de larmes furtives, essuyées sans honte.
Ces rites sans âge ont, comme chaque fois, fonctionné : la boule que nous avions, là, au fond de nous, s'est dénouée. Nous avons, au fil de ces heures suspendues, fait notre deuil. Chacun s'en est allé rasséréné, poursuivre son chemin ; et les mots, qui refusaient de sortir, sont revenus.

J'ai connu Jean-Claude en 1963 en Haute-Saône, à la résurgence du Cul-de-Vaux, au hasard d'une invitation où Bruno Dressler, heureux possesseur d'une 2 CV, nous avait conduits. Très vite, nous nous avions eu conscience de nous retrouver au milieu d'un règlement de compte tordu entre Francs Comtois. C'était l'époque des "prises de date" dans Spelunca, qui permettaient à des clubs de quasi retraités de s'arroger des droits exclusifs sur une cavité, pour ne l'explorer ensuite qu'à dose homéopathique. Le Cul-de-Vaux était verrouillé par la bande à Nuffer, et le luxe des installations extérieures, avec abri, table, bancs et autres patères disait bien que ces gens-là passaient plus de temps hors de la grotte que dedans, où une terrible cascade repoussait censément tous leurs
assauts. La bande à Frachon avait décidé de changer ça, et nous nous retrouvions enrôlés par hasard dans une explo pirate, mais où le fumet de la première avait vite éteint d'éventuels remords.

La cascade avait été avalée en une bouchée, et la rivière torchée jusqu'au siphon amont, les narines au ras de l'eau, qui à l'époque, était encore claire. Au retour, les choses prirent un tour franchement picaresque, avec
déséquipement en règle du matériel en place, puis dans un entrain joyeux, réduction des commodités extérieures à l'état de ruines fumantes.
Nous, les Parisiens bien élevés, regardions les yeux ronds ce déchaînement de violence où s'entrecroisaient des vociférations, des éclats de bois et des éclats de rire. Des Huns n'auraient pas fait mieux ; mais c'est un fait que la fin des prises de date en fut précipitée, et, d'ailleurs, il y a prescription.

J'avais gardé de cette épopée destructrice l'image d'un garçon doué d'un énergie certaine et d'une répartie incisive, mais pas franchement fréquentable; lorsque, l'année suivante, en 1964, j'avais retrouvé mon Frachon au stage initiateur de Chalain. J'étais stagiaire et lui cadre, nous avions tous les deux vingt ans.
L'ambiance était tout différente et j'eus l'occasion de voir l'autre face de ce Janus : le spéléo véloce à l'esprit rapide disposait aussi d'une remarquable culture générale et scientifique. C'est à Chalain qu'a vraiment débuté notre amitié. En dehors des activités du stage, son côté potache ressortait bien vite et sa gouaille prenait le dessus : le gaillard savait s'amuser, et le fréquenter n'était pas triste. J'étais séduit. Il nous avait entraînés à deux ou trois dans la première traversée Menouille-Cerdon. Une fois dans la sinistre bassine où il faut s'immerger pour franchir
l'étroiture siphonnante, il avait déclaré sobrement : "Pour réchauffer la flotte, pissons dedans".

Ce n'est que plusieurs années plus tard, en 1970, que nous nous sommes retrouvés pour encadrer le stage moniteur à Font d'Urle. Puis l'EFS nous a pris. Nous nous sommes alors vus très régulièrement, au Conseil fédéral ou dans les réunions EFS, tout au long de ces années où, après que Michel Letrône m'ait confié la direction de l'EFS, il fallait monter une nouvelle organisation, avec une double filière technique et pédagogique. Son esprit d'analyse était sans égal ; de plus, il parlait bien, et sa force de persuasion était grande.
Le contredire était toujours un quitte ou double. Nous avions la même stratégie mais souvent une vue tactique différente : lui préférait démolir avant de rebâtir, descendre ses adversaires en flammes pour nettoyer le terrain, quand je privilégiais une évolution plus consensuelle. Sa méthode était plus efficace en terme de rapidité de résultats, mais il y avait parfois des dégâts collatéraux.
A la FFS, la commission secours était en pleine mutation, et nous y militions activement.
Que de joutes oratoires passionnantes, avec un tel bretteur !

Lorsqu'en 1976 mon activité croissante de fabricant de matériel m'a paru incompatible avec des responsabilités fédérales, je n'ai vu que lui comme successeur possible. Et il a pris en main l'EFS, jusqu'en 1979.
Lui a continué une vie fédérale riche, aussi bien au niveau local que national, puis international. Mais vous savez cela.
Ces activités débordantes ne l'empêchaient pas de mener sa vie d'explorateur, accumulant les découvertes, se jetant à fond dans la plongée qui se structurait et dont il fut l'un des principaux acteurs. Il fut appelé successivement à la direction de cette commission, puis à celle des secours, où son impulsion fut décisive. Il mena là d'autres combats, contre l'immobilisme, contre la médiocrité, et aussi contre "les rouges", dont ce fils de pompier resta pourtant l'adversaire acharné.

S'il aima plus que tout sa chère Franche-Comté, il avait sévi aussi dans le Massif d'Arbas, où l'avait conduit son service militaire, et surtout au réseau de la Dent de Crolles. La belle aura eu comme amants successifs Chevalier, Petzl, Letrône et Frachon, excusez du peu !

L'énorme masse du travail qu'il effectuait ne l'empêchait pas de vivre encore à cent à l'heure et de rester un déconneur de première force. Ilétait toujours souriant, sinon hilare, animé d'une incroyable force vitale et d'une constante envie de s'amuser. Etre à sa table était l'assurance de réussir une joyeuse soirée, et les réjouissances commençaient dès l'apéro, à coup de "Capitaine Paf". Il y avait parfois des risques à le côtoyer : au repas du congrès de Grasse, alors qu'Hervé Tainton tentait de tenir les convives malgré le retard du traiteur, la Frach' excitait les Francs Comtois contre les Rhône-Alpins, dirigeant les tirs d'aïoli et de verres d'eau jusqu'à l'anarchie finale qui ne se termina que par l'évacuation de la salle.

Ce n'était pas un tendre. Son culot monstre le poussait toujours aux limites et il n'hésitait jamais à déclencher le chahut, ni à mettre à mort en public un adversaire qu'il méprisait. Il avait sa cour et ses souffre-douleur.

Au fil du temps, nous nous sommes constamment revus, toujours avec le même plaisir; il y avait alors toujours un moment où la conversation dérapait, sur un sujet grave ou futile, et où nous prenions par principe des partis opposés, même s'ils étaient intenables, pour le simple bonheur d'échanger des arguments, de rompre des lances. Il m'appelait dans ces moments là :
"l'épicier" et moi : "le rat d'égout"... Les hostilités cessaient lorsqu'il me disait : "Quoi qu'il en soit, j'ai un dossier sur toi. Il y a tout, même ce que tu as oublié. Si je publie, tu es cuit !".
Et moi, je lui rappelais sa "galère", en souvenir de la réunion de conciliation de Marseille, en janvier 1974, lors de la première guerre entre la FFS et l'EFS. Une entrevue convoquée astucieusement par le président Propos dans sa ville, en lieu inconnu, le Vieil Arsenal des Galères. Lâché pour une fois par son bon sens habituel, Jean-Claude n'avait pas trouvé l'adresse, errant dans la ville deux jours pour finir par arriver après la bataille, furieux de n'avoir pu lancer dans le débat les grenades dégoupillées qui lui étaient coutumières.

Ces dernières années, des soucis de santé l'avait éloigné du terrain. Il s'était donc investi à fond dans l'informatique, qu'il mettait évidemment au service de sa passion souterraine. "Quelle bénédiction que l'ordinateur", m'écrivait-il, "qui me permet depuis mon petit coin du Jura de rester en contact étroit avec tout le milieu spéléo".
Notre dernière rencontre date de la soirée "spéléoulipologie" il y a deux ans à Lyon. Comme en 1964, mais avec trente-neuf ans de plus, nous étions dans la même situation : lui au jury et moi candidat ! Il m'avait présenté la craquante Isabelle, et la soirée à la brasserie Georges avait duré fort tard.

Jean-Claude était capable d'exploser en colères homériques, comme de se faire bénédictin pour enrichir et compiler dans le silence de son bureau les fiches des cavités du Jura.
Une vie ne suffit pas pour faire le tour d'un tel homme, dont j'ai encore découvert samedi de nouvelles facettes, des talents cachés, des solidarités inconnues.
La Frach', quelle stature : féru de régionalisme, spéléo complet, amateur de femmes, tour à tour bâtisseur et destructeur, charmeur et carnassier, grande gueule et grand cœur, aimant bon vin et bonne chère ; bibliophile, passionné et passionnant, extraverti mais secret, meneur d'hommes, amateur de poésie, tribun, amoureux de la vie jusqu'à l'excès...

Jusqu'à ce jour funeste où ton coeur t'a lâché, après une alerte l'été dernier. Tu as tout réussi, même ta mort, faisant un dernier bras d'honneur au naufrage de la vieillesse.
Mais quel vide tu nous laisses ! Nous n'aurons plus le bénéfice de la truculence de tes sorties, des ressources de ta vaste culture, du chatoiement de ton esprit.
Ce disant, c'est évidemment sur nous que nous pleurons, avec notre égoïsme ordinaire. C'est à nous qu'il manque, et c'est nous qui nous sentons une nouvelle fois frôlés par l'aile de la mort. Si, comme le disait Montaigne, "philosopher, c'est apprendre à mourir", quel chemin avons-nous encore à parcourir avant d'apprivoiser la Camarde !

En apprenant la mort de Jean-Claude, moi qui suis son conscrit, le premier vertige passé, j'ai tout de suite pensé au dernières paroles des Quat'z'arts, qui sonnent comme un avertissement : oui, "les vrais enterrements viennent
de commencer".
Et si, en écrivant ces réflexions, en me remémorant ces complicités et ces batailles, en remuant tous ces souvenirs, plus d'une fois, "l'chagrin lâchait la bonde", c'est encore la faute au grand Georges.
Ces jours, j'ai le coeur Brassens.

Adieu ma Frach'