Expédition Speleoronjenje 1999 en Croatie.

par Frank VASSEUR.

 

27 Juillet 1997: c'est le deuxième jour que nous cahotons sur ces routes défoncées à la recherche de sources dites magnifiques... mais introuvables.

Aujourd'hui, nous cherchons la source de Sinjac, et les indications fantaisistes dont nous disposons nous conduisent à 40 kilomètres de l'endroit indiqué initialement, vers le village de Sinac.

Ici, dans ce vaste poljé cerné de hauts massifs calcaires, la rivière GACKA (prononcer Gatchka), s'écoule posément en un puissant flot bleu profond.

En cherchant sa source, nous égrenons un chapelet de résurgences débitant de 1,5 à 5 m3/s, malheureusement impénétrables ou captées.

Et puis, au détour d'un virage, sous la route et au sein du village, nous l'avons découverte. Une piscine circulaire de plus de 20m. de diamètre, aux contours et couleurs d'une pureté irréelles, débitant plus de 4 m3/s à l'étiage, dont le déversoir a été rehaussé pour l'aménagement de moulins à farine.

Immédiatement, nous tombons sous le charme et sautons dans nos combinaisons de plongée. Nous ignorions que nous mettions la palme dans un engrenage infernal, qui allait nous conduire, deux expéditions et deux années plus tard, en Août 1999, à l'organisation d'une opération lourde en Croatie durant laquelle nous explorerons lus d’une vingtaine de cavités.

Parmi celles-ci Komarceva jama où nous découvrirons des protées, sorte de lézard cavernicole endémique du karst dinarique, et IZVOR SINJAC qui était, de par la ressemblance toponymique avec le hameau dans lequel sourd Majerovo Vrelo, à l’origine de sa découverte était devenu entre-temps un objectif prioritaire de l’expédition.

Nous avions fini par la trouver, en 1997 au prix d’un périple kilométrique, mais la mauvaise visibilité d'alors avait limité la plongée à une reconnaissance à -43 dans un brouillard inextricable de particules.
R. Huttler
 

Cette résurgence, à l'origine de la rivière Dretulja, se présente par une succession de 3 lacs. La visibilité est de l'ordre de 5 mètres et la température de l’eau, exceptionnelle pour la région, flirte avec les 13°C.

Cette année, la source débite à grands flots et les premières reconnaissances confirment le prolongement du conduit au-delà de -50. Roger COSSEMYNS et Jean-Pierre BASTIN, notre "vieux couple" wallon encore plein de ressources, y poursuit jusqu'à -67, puis Roger "pointe" au trimix à -78 dans un immense canyon.

17 juillet: L'expédition tire à sa fin, et si certaines sources n'ont rien donné, nous serons dans l'obligation de laisser certaines explorations en suspens. Izvor Sinjac sera certainement de celles-là...

En terminant les préparatifs de surface, les copains s'affairent autour de la vasque. L'équipe est bien rôdée, et très vite tout la logistique est opérationnelle: documents de gestion et de suivi des plongées, bouteilles de sécurité, ligne de décompression, répartition des tâches.

Il fait vraiment chaud, ici comme au pays des cigales, et j'ai tôt fait de glisser dans l'élément liquide. Marc, encore au palier, m'indique d'un signe que tout est en place, en parfait état de fonctionnement.

Top départ, je file à la verticale dans ce puits à ciel ouvert grandiose, dépose le relais de mélange suroxygéné avec la grappe de blocs, sur la corde à -30, pour atteindre le cône d'éboulis, à -40. Une quantité impressionnante de bouteilles d'alcool jonche la base du puits, reliques d'agapes passées en ces lieux idylliques. Le plus surprenant reste tout de même cette charrette à quatre roues, couchée sur le côté à -42. Les flacons d'air, nécessaires aux premiers paliers de décompression, y sont d'ailleurs accollés.

A partir de -55, la galerie s'engage en un puissant canyon, large d'au moins cinq mètres. Le sol se dérobe en une succession de redans verticaux, constitués de gros blocs effondrés.

Roger a équipé en hauteur, sur la paroi, afin d'éviter un gymkana dans ce chaos. On reconnaîtra là l'expérience de nos collègues d'outre-quièvrain, habitués à évoluer en eau chargée.

-78, terminus du fil. Machinalement, je raccorde mon dévidoir, vérifie le noeud de jonction et prend mon envol pour... peu de temps en somme.

Cinq mètres plus bas, les parois se referment. La source nous jouerait-elle un mauvais tour ? D'où viendrait le courant ?

En rive gauche, au ras du sol, une langue de sable fin s'échappe d'un sombre interstice.

C'est ce que nous avons coutume d'appeler un laminoir, une galerie plus large que haute. Ici, si sur le côté on distingue à perte d'éclairage, la hauteur jouxte péniblement le mètre. Fort de l'enseignement de la progression "à la belge", j'évolue à proximité de la rive droite. Du sol, recouvert de sable fin, émergent çà et là des aspérités rocheuses, fort bienvenues pour amarrer le fil d'Ariane, évitant ainsi qu'il n'aille se tendre derrière moi dans un passage scabreux.

-96, la voûte vient tangenter le sol. Ici aussi, il est impossible que la source se termine ainsi. Retour en arrière de quelques mètres. Je reviens vers la rive gauche et... gagné !, une belle coulée de sable clair atteste du point de circulation du courant.

 
R. Huttler

Rapide coup d'oeil aux instruments, j'ai encore de quoi avancer un peu en restant dans les confortables marges de sécurité que nous avons préalablement calculées.

La pente du conduit s'atténue un peu, et, à -101, le plafond se relève. Je file encore jusqu'à une petite arche rocheuse, idéale pour l'amarrage terminal du fil. La dune de sable prend fin au profit d'un sol de gros galets qui file à l'horizontale à perte d'éclairage. Je suis à -103, et le mélange trimix que j'inhale m'accorde une équivalence narcotique similaire à celle ressentie à l'air à -30. Je profite de cette lucidité pour contempler une dernière fois le terminus provisoire de la source et effectuer les relevés topographiques.

Un petit goujon pigmenté croise mes phares à -96. Fidèle, il m'accompagnera durant la remontée, régulière jusqu'à - 57, puis saccadée par les premiers stops de décompression.

Serein, heureux et confiant, je retrouve la charrette et les premières bouteilles d'air. Comme toujours, le passage du trimix à l'air à -45 occasionne une légère narcose, qui s'ajoute à la griserie de la découverte.

Paradoxalement, ce n'est pas pendant l'exploration même que j'apprécie cette fabuleuse expérience qui consiste à découvrir, sur notre planète, des lieux encore inconnus des hommes.

L'esprit est alors trop concentré sur la gestion de nombreux paramètres: recherche du passage, équipement rationnel du fil d'ariane, surveillance des manomètres pour la consommation, de la montre pour les limites en durée d'immersion, alternance des détendeurs...etc, pour savourer pleinement l'instant présent.

Ce n'est qu' aux premiers paliers, une fois les paramètres d'entrée dans les tables de décompression convenablement déterminés, que l'esprit se libère un peu au profit des images fraîches que la mémoire a enregistré.

-36, j'entame la remontée en pleine eau, alors que les phares de Richard se découpent dans le halo verdâtre du puits d'entrée.

Premier contact avec la surface, il me tend l'ardoise "de jonction" sur laquelle je n'ai plus qu'à remplir les petites cases pour consigner les paramètres de la plongée, afin qu'en surface, les plongées d'assistance suivantes s'organisent.

La suite de la plongée se résume en une succession de stations de plus en plus prolongées, rythmées par les visites des copains qui évacuent les bouteilles vides.

A -12, Richard tente une séance photo. Dans cette eau glauque, chargée en micro-organismes qui se développent par photosynthèse, nous sommes réservés quant au résultat. De même pour Jérôme qui filme jusqu'à -45.

Enfin, dans un dernier instant d'apesanteur, je crêve la surface, accueilli par les mines réjouies des copains. Est-ce le résultat de la plongée, la fin d'une longue journée ou l'heure de la "pivo" (bière) qui approche qui cause tant de joie ?

Peut-être un peu des trois, car le plaisir d'une expédition à l'étranger se nourrit de tous les aspects techniques, humains et matériels.

Notre séjour en Croatie nous a permis de découvrir un peuple chaleureux et déterminé, résolument tourné vers l'avenir.

Les stigmates du conflit meutrier qui a précédé la création de cet état sont toujours douloureusement présentes dans les esprits et les paysages. Mais la volonté des Croates d'intégrer l'Europe, de reconstruire leur pays et de développer le tourisme tout en préservant leur patrimoine naturel augure un avenir plus stable.

Une nouvelle expédition dans un pays d’Europe de l’Est est déjà en préparation pour l'an 2000, mais nous retournerons en Croatie, les rendez-vous sont pris.