Plongées dans le gouffre de Bedelbour

(Saint-Pons de Thomières - Hérault)

Publié dans le Bulletin du musée municipal de préhistoire de Saint-Pons, P.129-131 / 1994.
par Frank Vasseur

 


Frank Vasseur
 

En septembre 1989, époque de mes premières armes en plongée souterraine, j'avais été enthousiasmé à l'idée de plonger la source du Jaur.

Des affinités, fidélisées depuis, avec le Spéléo-Club Alpin Languedocien de Montpellier m'avaient permis de prendre une part active à l'exploration du second siphon.

Nous avions à l'époque gagné une quinzaine de petits mètres sur l'inconnu, bien peu certes, mais beaucoup pour de jeunes âmes en appétit de découverte.

Ce fut donc avec grand intérêt que nous entendions Gabriel RODRIGUEZ, figure de la spéléologie Saint-Ponaise, évoquer les éventuelles possibilités de prolongements noyés à découvrir dans le gouffre de Bédelbour.

Cette cavité majeure du Saint-Ponais avait été explorée en 1956 par les spéléologues locaux, dont on comprend l'enthousiasme et l'émotion à la vue des beautés dont recèle ce gouffre prestigieux. Gaby, qui y dirigea les explorations, reste fort attaché à ce splendide aven et son enthousiasme s'avérera communicatif.

Dès le week-end suivant, Michel ENJALBERT s'aventurait dans le siphon terminal, à l'extrême aval de la rivière hypogée pour émerger 4m plus loin dans une étroite diaclase, à une trentaine de mètres de la résurgence connue, dans un ravin aérien.

Bien qu'un peu déçu par ce maigre résultat pourtant prévisible, Michel plongeait un petit puits noyé dans la rivière (-5m), puis reportait ses efforts sur le grand lac.

Dans l'optique d'épuiser utilement les réserves en air, une inspection dans l'immensité nacrée et mystérieuse allait s'avérer riche en enseignements et agrémenter l'avenir de prometteuses perspectives.

Chance ou hasard il découvrit, timidement dissimulée sur l'envers d'un chaos de rochers, l'amorce d'une galerie basse (h=0,8m) filant sous la paroi.

En glissant le long d'un talus de sable fin il avançait de 60m dans un pertuis étriqué, et s'arrêtait sur un colmatage partiel de graviers, 19m sous la surface du lac.

Malgré ces perspectives encourageantes et du fait des aléas climatiques, les explorations ne reprirent qu'en Décembre 1989.

Plongeant pour la première fois dans ce gouffre exceptionnel, j'équipais le fil d'Ariane en découvrant la partie précédemment explorée.

Diantre que le plafond était bas! et, authentique Gaulois, je ne l'avais jamais senti aussi près de me tomber sur la tête!

Au terminus du mois de septembre, j'effectuais péniblement un retournement et déblayais énergiquement avec les pieds les galets afin d'humaniser le passage.

Au prix de cinq bonnes minutes de pédalage frénétique, le monticule se désagrégeait enfin en un glissement sourd étouffé par l'eau.

Un élargissement relatif et ponctuel faisait immédiatement suite et marquait, au niveau d'un virage à 90°, un net changement de direction.

Un rapide "check up" du matériel (vérification du bon fonctionnement des détendeurs, évaluation de l'autonomie en air, relevé de la direction de la galerie), tel qu'il convient d'en faire régulièrement en plongée souterraine précédait l'insinuation dans un nouveau boyau où les proportions s'amenuisaient encore.

L'exigüité était telle qu'il fallait tordre le cou pour entrevoir le profil de la galerie, en avant de la progression.

65 nouveaux mètres plus loin, arrivé en limite préalablement définie d'autonomie en air, j'attachais le fil sur une dalle rocheuse à la faveur d'un élargissement, bienvenu après ce laminoir "infâme", dont j'appréhendais le franchissement au retour dans une eau troublée.

Le fil d'ariane, fine cordelette (2mm) de nylon imputrescible, est un instrument indispensable en plongée souterraine. Il permet de retrouver le chemin de la sortie dans une eau parfois opacifiée par l'argile, et renseigne régulièrement sur la distance parcourue par un étiquetage régulier (adhésif toilé tous les cinq ou dix mètres).

Quinze jours plus tard, Michel s'immergeait à nouveau dans le lac emportant, en plus de son bi-bouteilles dorsal, un flacon supplémentaire en relais qu'il abandonnerait en cours de plongée, une fois la proportion prévue consommée.

Il n'arracha que 35m à l'inconnu, du fait de l'étroitesse du boyau, et stoppait à -34 (180m) devant une étroiture infranchissable avec un tel harnachement.

Cette incursion marquait la fin de la campagne car en l'état de notre expérience, des techniques employées et du matériel utilisé il n'aurait pas été raisonnable de s'aventurer plus loin dans ce siphon.

 

Et puis pendant deux ans, deux longues années, nous avions plongé d'autres grottes, exploré des siphons de cristal, révélé dans le faisceau de nos phares des conduits fantastiques où la couleur bleu-vert du Céladon se dégrade à l'infini, prémices d'un inconnu en répit.

Pourtant, Bédelbour, ses puits, son lac et cette petite lucarne tapie là-bas, derrière les rochers, revenait souvent, obsédante rengaine de nos discussions.

Au fur et à mesure de nos explorations nous avions affiné les techniques, adopté certaines méthodes aux exigences particulières de réseaux étroits, et pratiqué les eaux chargées des siphons boueux.

Si bien qu'un jour, nous sentant fin prêts, l'éventualité de reprendre l'exploration se fit réaliste.

Seul point sombre au tableau, l'exiguité de la galerie noyée, facteur incontournable qui avait limité les plongées précédentes.

Aussi, après mûre réflexion, il apparut que la technique anglaise de port des bouteilles conviendrait le mieux à la particularité du siphon.

En effet, il est de règle de porter les bouteilles sur le dos, tel un sac de randonnée, pour des motifs de confort et d'équilibre. Mais nos homologues anglais, confrontés à l'étroitesse qui caractérise les siphons d'outre-Manche, ont adapté une technique particulière visant à diminuer l'encombrement.

Je plongerai donc avec les bouteilles le long des cuisses, fixées à la ceinture et disposées latéralement le long du corps, afin de gagner de l'aisance en "épaisseur".

Entre-temps Michel ENJALBERT, l'instigateur des premières plongées s'était pris de passion pour le parapente au détriment de la plongée souterraine, me laissant seul volontaire pour reprendre l'exploration.

La plongée eut lieu à la mi-décembre 1991, presque deux ans jour pour jour après notre dernière incursion.

Lesté de trois bouteilles, deux sur les cuisses et une à la main, j'avançais jusqu'à 140m et déposais là mon flacon "relais" après avoir consommé un tiers de son contenu. Les deux tiers restants étant prévus pour le retour dans la zone étroite et les frigorifiques paliers de décompression.

Dès les premiers coups de palme, la technique anglaise s'avère très efficace, et je file à présent sans encombre au travers des rétrécissements qu'il fallait auparavant négocier, avalant littéralement les 180 premiers mètres.

A l'extrémité du fil, une étroiture marque le point bas de la cavité: -34m sous la surface du lac, soit 89 mètres au total depuis l'entrée du gouffre.

La galerie remonte ensuite régulièrement en s'élargissant progressivement (2m de large pour 1,2 de haut) jusqu'à une salle (8x5x3m) qui contraste avec le trou de taupe connu jusqu'alors.

En deux coups de palme une dune est survolée, et je termine mon vol plané devant un méat exigüe à 250m du lac (profondeur -25m).

Deux étroitures consécutives sont ensuite franchies et la méthode anglaise se justifie à nouveau: les bouteilles au dos, il aurait été impossible de poursuivre.

35m plus loin, la galerie s'humanise à nouveau, mais je dois impérativement faire demi-tour, mes tiers étant consommés.

En plongée souterraine, nous appliquions systématiquement la règle des tiers, c'est à dire que le contenu de la bouteille, évalué selon la pression de gonflage, est divisée en trois : un premier tiers pour l'aller, un second pour le retour, et le troisième majoré de 20 bars par rapport aux deux précédents en réserve de secours pour pallier à tout incident.

Trop de plongeurs sont morts noyés d'avoir négligé cette règle primordiale.

Aujourd’hui, on préconise la règle des cinquièmes, qui consiste à faire demi-tour après avoir alternativement consommé 20% de la capacité de chaque bouteille.

Ce jour-là 105m ont été gagnés sur l'inconnu, portant le terminus de la partie noyée connue à 285m de la surface du lac, dans un conduit remontant jusqu'à -25m après le point bas de -34.

Nous fêterons cela le soir même au gîte de Saint-Pons autour d'une paella "monstre" préparée par les éminents cordons bleus du SCAL.

Bédelbour continuait et tous les espoirs restaient permis quant à un hypothétique franchissement du siphon. La galerie remontait, gagnait en amplitude, et la perspective de déflorer une rivière en amont se faisait fort aguichante.

Aussi, soutenu par l'enthousiasme des collègues Saint-Ponais, une nouvelle plongée initialement prévue pour la saison suivante se dessinait pour avril.

La technique anglaise fut définitivement adoptée, ainsi que l'emploi d'une bouteille-relais.

Au jour prévu, je me trouvais à nouveau devant ce lac cyclopéen, empreint d'histoire et de mystère.

Le traditionnel salut aux copains restés au bord de la vasque, le glougloutement habituel, et le fil, seul guide et compagnon dans ce néant obscur.

La vitesse de progression est délibérément lente, régulée par souci d'économie: il faut le maximum d'air pour la pointe.

En amarrant le fil à celui du précédent terminus, j'observe la couche d'argile qui empâte le sol. Du plaisir en perspective pour le retour...

La galerie s'élargit ensuite en présentant de fréquentes oscillations de profondeur conjuguées à une sinuosité particulière.

Si bien que les bulles échappées par grappes régulières me précèdent dans les sections ascendantes, caracolant sur le plafond. L'argile compactée lors des crues alors que la pression augmente se libère en volutes opaques, champignons immatériels obscurcissant peu à peu l'horizon d'un voile brunâtre.

A force de remontées, j'atteins la côte -10m, dominé par un abrupt qui pourrait conduire à une émersion qu'on ose espérer proche.

Pris d'une soudaine frénésie, je m'élance à la verticale vers une sortie dont j'ose à peine douter.

Hélas! 5m plus haut une crête argileuse à la côte 400m amorce une brusque descente vers un puits au fond indiscernable, et les manomètres, impitoyables, contraignent irrémédiablement au retour, effectué en aveugle jusqu'à la côte 250m.

Aujourd'hui Bédelbour est le 10° plus long des 160 siphons que compte l'Hérault, aujourd'hui Bédelbour continue, encore, toujours...

L'intérêt de ces plongées, outre l'exploration pure, réside dans l'apport d'informations complémentaires utiles à la compréhension du fonctionnement de la cavité.

Tout d'abord, l'exploration d'une galerie sous la surface du lac pourrait expliquer la pérennité de l'écoulement, lequel résulterait de sources d'alimentation diverses (siphon et griffon émissif temporaire).

Le croquis levé au cours des explorations a affiné l'orientation du siphon qui, en revenant sous le cours aérien du ravin mitoyen pourrait déterminer une alimentation de l'écoulement par une perte des eaux de ruissellement extérieures. Cependant la température de l'eau (8,5°) est trop basse pour provenir exclusivement d'un écoulement extérieur et l'hypothèse précédente est donc infirmée.

Plusieurs déchets (boîte de conserve, lampes, cartouches de gaz) ont été trouvés dans les 200 premiers mètres du siphon, sinistres reliques d'une décharge "naturelle" située sur le bassin d'alimentation du gouffre.

Cette présence anachronique atteste une nouvelle fois de la vulnérabilité des eaux souterraines en terrain calcaire et des risques effectifs de pollution.

De même, le déficit hydrique de ces dernières années a des conséquences directes sur le milieu souterrain. En l'occurrence, le sol du siphon s'est recouvert d'une couche limoneuse homogène, bien moins présente lors des précédentes explorations.

Ceci s'explique la diminution du débit qui réduit la capacité de transport du cours d'eau, lequel dépose l'excédent de charge.

Enfin, le siphon continue toujours et les possibilités de franchissement restent aguichantes pour qui disposera de l'équipement adéquat. En effet, la poursuite de l'exploration requiert à présent l'utilisation de combinaisons étanches, lesquelles assurent une protection efficace contre le froid et meilleur équilibre.

Pour conclure, je tiens à remercier expressément tous ceux qui, faisant preuve d'abnégation et de dévouement ont participé aux fastidieux portages de matériel, tâche ingrate mais essentielle, sans lesquels rien de tout ce qui précède n'aurait été envisageable.