Touvre

Descente aux Enfers

par Michel SEGUIN - 1970

 
 

C'était à la fin de l'expérience "Protée 70". Depuis 15 jours nous étions sur les bords de la Touvre. Les Plongées ne se comptaient plus : Explorations, relevés, mesures, photos et cinéma s'étaient succédés à un rythme accéléré. Il nous semblait que désormais nous connaissions ces sources cm par cm et que pas un recoin n'avait pu échapper à nos investigations. Pourtant un sentiment mal défini. comme de l'insatisfaction, persistait encore en nous. Devant, à une trentaine de mètres, au centre de l'étendue liquide, un cercle tumultueux en perpétuelle agitation : le Bouillant ! Vu de la surface. Mais au fond de nous-mêmes, à cette image, se superpose une autre image : Au pied d'une falaise à 15 m de profondeur, dans un recoin sombre et au milieu d'un chaos d'énormes blocs, il y a un trou. De ce trou, d'un noir effrayant, sort une trombe d'eau d'une puissance fantastique. Tous nous l'avons approché et tous nous avons ressenti cette impression étrange qui vous serre l'estomac, qui vous immobilise et vous fait penser que vous vivez ! Cette impression que l'on nomme peur et qui est pire que la peur.

-Alors comment fait-on ? La phrase était tombée comme un couperet. Combien de fois ne l'avais-je entendue ? Chaque fois j'avais re-poussé la réponse : "Il fallait réfléchir". Depuis quinze jours, j'avais eu le temps ! Non cette fois nous étions à deux jours de la fin ds l'ex-pédition, il fallait prendre une décision.
Je les regardais : Il s étaient six comme d'habitude, assis aux hasards des emballages comme au premier Brieffing. Je pensais que tous nous devions encore avoir en tête la vision de cet horrible trou dont la présence nous écrasait tant. Je réfléchissais encore. Je sentais que ce que j'allais prononcer pouvait-être fatal à l'un d'entre nous, peut-être même à moi-même car il m'était impossible de faire prendre le plus gros risque à un autre que moi.

Après tout ........ il suffisait d'une sonde suffisamment lourde et ...........

A 18 heures la sonde était immergée. On nous avait prêté un gros boulet de fonte de 40 kg que nous avions attaché à l'extrémité d'une corde nylon. La sonde accusait 21.m soit 6 m de profondeur de plus qu'à l'orifice du trou. Nous avions également débarrassé les abords des filins, branches et autres détritus divers susceptibles de nous gêner. Des points d'attaches solides avaient été choisis pour la corde d'assurance qui devait m'empêcher d'être catapulté de moins 15 en surface ; ceci pour éviter le risque mortel d'une décompression aussi rapide dans un courant de 1,50 m/seconde.

Un projecteur de 500 watts fixé au bord de l'orifice devait assurer un éclairage d'ambiance, tandis que le projecteur de 750 Watts recevait un lest de 10 kg pour que je puisse le descendre avec moi.

Tout semblait prêt pour le lendemain. La fin de la soirée fut passée aux dernières mises au point, au calcul d'autonomie et à l'établissement du Brieffing de départ.

Dimanche 3 Août, je me suis astreint à deux heures de repos supplémentaires, à 10 heures je sors de la caravane et je vais réveiller Claude Barroumes ; c'est lui qui doit m'assurer et plonger derrière moi le cas échéant. Nous passons la fin de la matinée aux vérifications diverses sur notre équipement, en particulier nous modifions nos attaches de masque afin qu'il ne nous soit pas arrraché par la force du courant.

Midi, nouveau Brieffing : Ils ne sont plus que quatre assis autour de moi, ce matin pendant la préparation deux d'entre nous ont refusé de participer à cette plongée. Pourquoi ? Je ne sais pas i Des histoires peut-être, la peur sûrement. C'est bien le moment

Tout doit être prévu à l'avance même le pire, aucune action ne doit rester au hasard cest le prix de notre vie et nous en sommes tous conscients.

Nos nombreuses tentatives d'approches nous avaient montré que les éléments les plus dangereux résidaient dans les turbulences imprévisibles du courant qui nous ballotait en tous sens. La grande question était de savoir ce qu'il y avait après le goulet. Ne risquerions-nous pas de tomber dans un couloir horizontal pourvu du même courant ? En quel cas ..........

Cet inconnu nous posait des problèmes, il fallait que la technique de pénétration soit telle que, quel que soit le sens, la force du courant et les incidents possibles, nous ayons un retour assurè.

Il était impossible de prévoir exactement les lieux. Tout au plus, l'étude que nous venions de faire depuis 15 jours pouvait-elle laisser entrevoir des éventualités, mais en aucun cas des certitudes..

La certitude il fallait y aller pour l'obtenir

L'appel au repas devait apporter une détente. Cependant il ne fallait pas étre très observateur pour se rendre compte qu'une certaine tension régnait parmi nous. Jamais nous n'avions été aussi silencieux. Jusqu'à René notre photographe dont les réclamations à grands cris étaient aujourd'hui, une fois n'est pas coutume, remplacées par quelques bougonnements presque couverts par le bruit des fourchettes.

Quant à moi je me demandais bien ce que pouvait représenter un tel courant et comment je parviendrai à m'y tenir.

Il fut décidé que Claude descendrait le premier pour régler le projecteur dans le courant et se tenir prêt à son poste d'assurance. Notre ami Sandoval qui avait la mission d'effectuer les prises de vue, avec la caméra T.V. et ciné descendrait en même temps que lui. Lesté de 12 kg il prendrait son poste le plus près possible du trou légèrement sur la droite afin de ne pas gêner nos manoeuvres.

Lorsque tout serait prêt je devais descendre prendre. la corde d'assurance et le projecteur au passage et essayer de passer cet infernal goulet en me tractant sur la corde de la sonde.

J'avais fait également disposer un scaphandre de réserve à proximité.

Précaution qui peut paraître bizarre puisque nous utilisons tous des scaphandres doubles 4M3 5 nous donnant une autonomie du double de celle nécessaire à la plongée prévue. Cependant les faits allaient nous prouver que c'était là une sage précaution.

16 heures 30 : Je suis sur le ponton de départ, tout équipé, les 50 kgs du scaphandre sur le dos. J'entends dans le haut parleur la respiration et la voix gutturale de Jean-Paul Sandoval : Ils sont à - 15 m à l'en-trée du trou et Claude n'arrive pas à mettre le projecteur en place, le courant est trop violent.

Je jette un coup d'oeil vers la salle de contrôle : l'image du récepteur de T.V. me renseigne immédiatement : dans un nuage de bulles, un être informe, le projecteur d'une main, cramponné au cible de la sonde de l'autre essaie vainement de se sortir de ce véritable geyser.

C'est une vision vraiment extraordinaire. Nous n'osons même pas parler tellement cette impression de combat inégal est forte.

Je comprend immédiatement que le lestage du projecteur est insuffisant il faut le remonter.

Cinq minutes plus tard Claude émerge. Il est dans un état lamentable, plusieurs minutes lui sont nécessaires pour reprendre totalement le contrôle de sa respiration, et c'est les yeux ronds comme des billes qu'il nous dit en une phrase éloquente "Eh bien M...." C'est pas du nougat ! Jamais on n'y arrivera !

Déjà des plombs sont rajoutés sur le projecteur, le lest atteint 15 kg, Claude repart, je lui dis de laisser cette fois le projecteur sur le bord de l'orifice et je demande le brieffing de départ.

Quatre minutes plus tard je m'enfonce vers eux. Les pieds les premiers, le derrière sur le cône d'éboulis (je suis plombé à 8kg) je dégringole rapidement, tout en réglant mon masque et mes sanglages. Un coup d'oeil derrière m'apprend que si je m'arrête, je serais immédiatement enveloppé par le nuage de boue que ma descente sans précaution n'a pas manqué de soulever, peu importe.

'Moins 12 m j'aperçois la lueur des projecteurs. Moins 14, moins 15, les voilà ! Je remarque tout de suite Jean-Paul : il est assis confortable-ment (?) entre deux rochers ; sur les genoux il a posé un gros caillou qui doit bien peser ses 30 livres. C'est, m'explique-t-il par geste son "lest" supplémentaire pour tenir la caméra lorsqu'il l'approché du bord du trou. Je remarque d'ailleurs que la caméra est elle-même pourvu de plombs empruntés à sa ceinture.

Un trou noir de 3 m. de diamètre : il est là, en face de moi. Vaguement triangulaire et situé dans un angle, il n'offre pour accès qu'une seule de ses faces. A 1,50 m. du bord, vertical et en plein courant, je vois le câble de la sonde qui s'enfonce dans cet enfer.

Claude me fait signe qu'il est prêt. La corde d'assurance est solidement fixée à mon poignet ; le projecteur est posé sur un rebord un mètre plus bas.
La caméra est braquée sur moi et m'aveugle. Je fais signe à Jean-Paul de la déplacer. Je me demande qu'elle est l'ambiance en surface ? Je sais qu'ils sont tous autour du poste à regarder.

Je vois bien le câble de la sonde maintenant, je prends du mou sur l'assurance. Prêt ? .... Allez ! Je palme à tout vitesse ; d'un seul coup je prends une gifle en pleine figure, je me sens remonté comme un fétu de paille. Le bras tendu en avant je réussis à attraper le câble au passage. Instantanément je me retrouve les pieds en l'air, les cordes fouettent, je virevolte en tous sens et reçoit de l'air comprimé dans les poumons à plein débit, je suffoque littéralement. Il faut absolument que je me stabilise ;
la pression est telle que mon nez est écrasé par le masque. Accroché des deux mains aux jumards j'avance péniblement.(1).16 mètres je suis au niveau du projecteur, je me lâche d'une main pour l'attraper et le tirer à moi.
Ce n'est pas possible ! Il remonte comme une plume 1 A grand peine je l'amène contre moi, maintenant je vois 4 mètres plus bas le goulet se rétrécit sensiblement. Un peu plus loin il y a un vaste élargissement et je vois le boulet qui est Dosé sur le sommet d'un cône d'éboulis.

Je. vois mal, il faut que je m'approche.

La progression reprend, je sens mon rythme respiratoire qui augmente j'ai froid, car le courant pénètre partout ; ma cagoule est gonflée comme une baudruche et je sens mes 8 kg de plomb qui flotte omme des bouchons.

J'ai mal aux bras et je n'arrive-pas à me maintenir correctement avec ce projecteur qui me tire toujours vers le haut - 19 mètres. Plus que 2 mètres. Je vois nettement le boulet il est légèrement remonté et s'est coincé sous un redan.

Maintenant je suis dans la zone la plus étroite, le courant a en core augmenté, je ne peux plus tenir le projecteur. Un dernier coup d'oeil Je lâche.

D'un seul coup je suis enveloppé par les ténèbres ; heureusement encore fixé, sur mon avant-bras, ma torche perce un trou dans cette obscurité bouillonnante.

Cramponné à deux mains je réfléchis àà tout vitesse : "pourvu que Claude ait ru, récupérer le projecteur au passage".

Mon intrusion en ces lieux a provoqué des remous, des pierres grosses comme les deux poings, volent en tous sens ; une véritable vision d'enfer !

Pourtant une seule idée subsiste en moi, il faut avancer coûte que coûte et sortir de ce rétrécissement !

Je me tire à nouveau sur la corde, chaque centimètre me demande des efforts inouïs, j'ai l' im pression que depuis 30 minutes je tiens un poids de 25kg à bout de bras. D'un seul coup je vois le boulet avancer vers moi ! Maintenant je peur le toucher ! Je vois la paroi qui défile à toute vitesse devant moi, que se passe-t-il ? Je remonte avec le boulet de 40 kg !

La décompression de l'air m'étouffe je suis secoué en tous sens, mes yeux se brouillent. Mon cerveau essaye vainement de comprendre, je sens que je redescends, que je remonte ........

Bon D... le poids ! Le poids n'est pas assez lourd quand je suis dans le rétrécissement ! Je lâche la corde, je la sens qui me file entre les doigts. Je vois passer deux feux brillants : la caméra, c'est la caméra ! Mes mains se crispent autour de la corde, je me sens tiré par le poignet gauche et d'un seul coup comme à la fin d'un cauchemar je vois Claude. Le calme est revenu ; ma vision n'est pas encore bien claire, la poitrine me fait mal. J'ai l'impression que je ne peux plus respirer tellement je suis essoufflé. Je m'affale sur une grande dalle et je reprends peu à peu mes esprits. Ma montre indique 35 minutes de plongée. Je change de détendeur, je souffle à fond pour vider l'eau et réinspire. Tout se bloque. Ma deuxième bouteille est vide ! Je comprends que malgré les modifications apportées, la pression sur le détendeur a vidé la deuxième bouteille. Heureusement le secours est là, je reprends mon premier détendeur et fait signe à Christian de se maintenir à coté de moi avec le scaphandre supplémentaire.


Claude nous fait signe sur sa montre qu'il est temps de remonter. Nous décrochons tous nos lests et entamons notre lente progression vers la surface.

15 minutes plus tard nous émergeons sur le ponton de départ, je suis complètement défait de partout : ma cagoule est arrachée, mes cheveux retombent sur mon masque, ma combinaison est déchirée.

Nous n'avons pu franchir le Bouillant mais nous l'avons pénétré.

Il n'y a ni vainqueur ni vaincu, que deux adversaires qui ont appris à s'estimer.

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