Expédition de plongée souterraine " Matka 2000 "

en république de Macédoine

 

Article paru dans Subaqua n°175, p.36-41/2001.

par Frank Vasseur

 

" Dans cette petite république de l’ex-Yougoslavie, une expédition bulgare a exploré, durant l’automne 1995, le canyon Matka proche de la capitale Skopje. Cinq spéléos bulgares (dont trois plongeurs) et quelques macédoniens de la société Spéléologique " Peony " y ont travaillé ensemble…Un autre but de l’expédition était la plongée de la résurgence du karst de Vrelo, alimentant le lac artificiel de Matka (capacité 2 m3/s). Deux bulgares l’ont explorée sur 200 m, atteignant une profondeur de –30 m, sans atteindre l’autre extrémité du siphon. "

Ce compte-rendu laconique, publié dans une revue spéléologique, ne m’avait pas laissé indifférent. Le souvenir d’une traversée-éclair de ce qui était encore un état de Yougoslavie avait fait le reste…

Ce petit état, continental et montagneux, le seul de " l’ex-Yougoslavie " a avoir pacifiquement obtenu son indépendance, n’était pas réputé pour son potentiel souterrain. Et pourtant…

Août 2000

À une dizaine de kilomètres du centre de la capitale Skopje, les hautes murailles calcaires du canyon Matka répercutent à l’infini joyeuses exclamations et éclats de rire. La pâle clarté lunaire reflète ces puissantes masses sombres, qui dominent le lac de plus de 300m.

Pourtant la " Matka house ", puissante bâtisse recyclée en gîte-restaurant, accolée à une basilique orthodoxe et baignée par le lac, inciterait plutôt au recueillement.

Il y a là les spéléologues macédoniens de Skopje et leurs invités : Gordan, le traducteur croate formé à la plongée souterraine lors de nos précédentes expéditions en Croatie, trois plongeurs belges et cinq plongeurs français. Tous amateurs des pays balkaniques, tant pour la convivialité des habitants que pour les sources qui y foisonnent.

Ce soir, à la veille du retour, les yeux brillent d’un éclat particulier. Les paysages souterrains, révélés à la lueur des phares et fraîchement imprimés dans les mémoires, reviennent inlassablement dans les yeux fatigués.

Assurément, nous n’oublierons pas de sitôt cette expédition en Macédoine.

L’objectif principal, Matka Vrelo (la source de Matka), est située au fond d’un lac artificiel, encadré d’abruptes falaises, à 5 km de navigation du gîte. Une barque, quotidiennement mise à contribution, assurera les navettes avec ses parasols écarlates et sa coque rouillée et cabossée. Elle s’acquittera pourtant fort bien sa mission, portant souvent au-delà du poids maximum autorisé.

Sous le cloaque, l’onde pure

Seule ombre au tableau, l’eau du lac. L’été, le débit est faible et l’eau s’eutrophise. En remontant vers la source, sa teinte verte se dégrade au marron opaque.

Martial, arrivé par avion deux jours avant l’équipe, est le plus frais. Il part pour la première reconnaissance. Du bateau, il bascule dans l’eau glauque.

Moment de doute et d’angoisse. Si l’objectif principal de l’expédition est trouble, le plaisir, voire les résultats, ne seront pas de la partie. Nous avons bien d’autres objectifs mais…un bruit de bulles chasse les idées noires. Il revient, porteur de bonnes nouvelles.

À –2 m, la couche opaque se dissipe, et à –7 m, une gueule triangulaire de 4 m de côté exhale plus d’1 m3/s d’eau douce et claire. Il a parcouru 40 m dans une large galerie et repéré une amorce de conduit latéral plus modeste.
R. Cossemyns
 

 

Avant de pousser plus loin, nous allons nettoyer le fil d’Ariane bulgare, endommagé par les crues, et installer le notre. Nous l’avons déca métré et marqué chaque 5 m pour servir de support au relevé topographique.

Les explorations et relevés topographiques vont alors s’enchaîner durant tout le séjour, chacun prenant part à la découverte, en alternance avec des " pointes " dans d’autres rivières souterraines, plus éloignées de notre camp de base.
 
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La der des der

30° à l’ombre. Le soleil n’est même pas au zénith. Assis sur la berge, 2 m au-dessus du cloaque, je me laisse équiper par les copains. Les sensations ne sont pas désagréables, c’est fou ce qu’on prend vite de mauvaises habitudes ! Bouger le moins possible pour éviter de trop transpirer.

Élan, pesanteur, flottaison…

L’eau grasse perle sur le masque. 50 m de palmage en surface, voilà l’amarrage de la corde. Vite, je file à la verticale, retrouver l’eau fraîche, et propre.

Derniers ajustements, ultimes vérifications quasi-rituelles sans lesquelles je ne peux concevoir de m’engager plus avant.

À–6, les bouteilles d’oxygène (principe de redondance oblige), ondulent sous l’effet du courant.

Quelques gorgées, pour rétablir les pertes hydriques, largage des " gueuses " à –7 et –15. Un dernier coup d’œil vers l’entrée, le triangle presque parfait se découpe en contre-jour. Superbe !

Mais j’aurai tout le loisir d’en profiter tout à l’heure, le temps des paliers venu.

Dans les 120 premiers mètres, un violent courant rend la progression " physique " malgré une section d’environ 30 m². Après un point bas à –15, on remonte sensiblement, survolant les blocs calcaires effondrés couchés sur lit de sable gris.

Une imposante dune de sable, masse grisâtre, scintillant de débris rocheux insolubles, annonce la fin de la " galerie salamandar ".

Un dernier coup de jarrets, un point haut à –10 et voilà la salle Peoni. C’est un endroit unique, couronné de deux cloches d’air.

Les dimensions sont colossales: 52 m de haut (dont 5 m hors de l'eau avec départ de galerie exondée), 50 m de long et 20 à 30 m de large ! Des stalactites agrémentent le siphon jusqu’à –11 m sous la surface, suite à une remontée des eaux de 8 à 10 m, due à la construction d'un barrage hydroélectrique vers 1945.

Le courant devient imperceptible. Et le sol se dérobe progressivement. Des blocs anguleux de plusieurs tonnes sont enchevêtrés là. Une fine pellicule de limon les recouvre.

Perdu dans l’immensité de ce vide aquatique intérieur, la main se fait tendre et délicate sur le fil d’Ariane, alors que le regard suit les faisceaux lumineux des phares, dans le noir.

–35 : le plafond s’abaisse, le sol apparaît, ridé de " ripples marks ", ces stries sculptées par le courant.

Pour faciliter la progression et surtout " lisser " le profil de plongée, je ne passerai pas par le point bas, à –48.

Nous avons trouvé une autre galerie, le " by-pass " qui, après le point bas de –35 remonte à –12. Nous faisons ainsi l’économie d’un " yo-yo " dont l’organisme se passe volontiers.

Le fil vient jouxter le plafond, sous les palmes, 12 m plus bas, l’autre fil fuit dans l’espace lointain.

Le puits " céouladon ", superbe cheminée de section ovoïde, ramène aux réalités de la caverne. Le courant " pousse " à nouveau, bien qu’à moitié du débit de la source – le débit se divise en deux lors de son passage dans les galeries superposées du shunt et du point bas -. À l’inverse de la méthode habituelle, il faut " inflater " le volume pour attaquer la remontée sans trop d’efforts.

C’est une des particularités de la plongée souterraine. Sous terre, c’est la cavité qui impose le profil de plongée, ses particularités qui dictent les adaptations techniques nécessaires.

En pianotant sur les purges, je remonte jusqu’à –12, à 200 m de l’entrée.

Retour à l’horizontale dans le " by-pass ". Les dimensions plus modestes (4 m de large pour 7 de haut) ont tendance à fausser la perception de la vitesse de progression. Les parois, sculptées dans un calcaire à la chaude couleur ocrée, sont hérissées de lames d’érosion, bienvenues pour l’amarrage régulier du fil d’Ariane.

 
R. Cossemyns

 

 

 

 

J’y dépose ma bouteille relais, consommée au tiers, gagnant ainsi en hydrodynamisme.

À la cote 250 m, le sol de la galerie s’éventre. Un puits dégringole à –48, ce fameux point bas que nous prenons soin d’éviter.

Ici commence la galerie " Greencard ", baptisée ainsi en souvenir d’une aventure croustillante lors d’un passage de frontière. Plus large que la précédente, elle est parcourue par l’intégralité de l’écoulement. La tentation est grande d’appuyer sur les jarrets, tombant ainsi dans le piège de l’essoufflement. Je m’astreins à un rythme de croisière dans l’attente de la suite.

Ça y est : l’étiquette 300 m. Le conduit s’agrandit encore d’un cran. Un puits, prolongé par une galerie en " trou de serrure " vient trépaner la " twilight zone ". À –25, on recoupe cette salle oblongue, inclinée sur une pente d’éboulis. Le sol est à –40, la paroi d’en face à plus de 20 m.

Plus on remonte cette rivière, la Patiska souterraine, plus les conduits prennent de l’ampleur. Cette source est exceptionnelle de beauté, de variété des paysages, de démesure. Tel le bon vieux film où l’on découvre un détail nouveau à chaque rediffusion, chaque plongée dans Matka Vrelo est un émerveillement.

Muni du phare à main de Marc, dont la portée excède 20 m dans une eau de cette clarté, je dirige le faisceau vers le point bas de la salle. Je sais qu’à la côte 390 m, à –49 m, le fil s’arrête. À nouveau, je m’astreins à un palmage régulier. Ne pas céder à cette frénésie, garder son calme malgré l’excitation de l’exploration.

Voilà la lucarne, ce " rétrécissement " de 8 × 6 m. Sur la droite, le fil s’arrête, amarré au niveau de l’étiquette 390 m. Roger et Pierre étaient formels : " après le terminus, on aperçoit un nouveau puits ".
R. Cossemyns
R. Cossemyns
 

 

En effet, ça plonge dans le noir. Raccord du dévidoir, les gestes sont un peu fébriles, l’exploration va commencer.

Mes éclairages de casque (35 W) sont insuffisants pour apprécier l’intégralité de ce puits. Le dévidoir dans une main, le phare dans l’autre, je décolle pour l’inconnu. Fantastique sensation de découvrir la caverne, de la sortir progressivement du néant, d’être là où personne n’a jamais été, de voir ce qui n’a jamais été vu.

Bercé par le doux ronronnement du dévidoir en action, j’avance sur la pointe des palmes.

Fichtre c’est que c’est grand ! Que c’est beau !

Sur la droite, un large palier est encombré de blocs. Je descends lentement dessus, en pleine eau. Premier amarrage : –61 ; je sais que je n’irai pas beaucoup plus loin, n’étant pas du genre à trop défier " Narké ". De plus, ce palier n’est qu’un répit, l’antichambre d’une descente abyssale.

En effet, le cylindre se verticalise radicalement. Un coup de phare révèle un vide circulaire de 10 à 15 m de diamètre.

Je progresse encore en plafond jusqu’à l’aplomb de ce puits titanesque. La raison refrénant la passion, j’amarre mon précieux fil-guide sur une grosse arête, au plafond, à 425 m de l’entrée.

Je suis resté accroché là, balayant le faisceau vers le fond. Les yeux écarquillés, scrutant les abysses, m’imprégnant au maximum de ces visions sublimes. La verticale est absolue jusqu’à –85 m environ. Les parois se rapprochent ensuite et une puissante fracture s’enfonce au-delà de –90. La visibilité est supérieure à trente mètres. Griserie. Je suis resté là, immobile, les yeux dans le vert céladon, plus de quatre minutes. La contrepartie se paiera en temps de palier supplémentaire.

Nous n’avons pas baptisé ce puits, laissant ce soin à ceux qui auront le privilège de le descendre.

Retour en topographiant les 35 m explorés aujourd’hui. Puis les paysages s’enchaînent en sens inverse, en accéléré, avec le courant dans le dos.

Attablé au premier palier, à –15, le jour m’apparaît par l’encadrement pyramidal du porche d’entrée.

La décompression a un arrière-goût de nostalgie. Pierre qui vient aux nouvelles, sait également que le jouet est cassé, que nous ne sommes plus en mesure de jouer, du moins avec les moyens dont nous disposons cette année.

Nos hôtes macédoniens sont aux anges. L’exploration a donné des résultats dépassant toutes leurs espérances. La topographie que nous avons scrupuleusement levé leur permet d’avoir une vision précise de la cavité, d’orienter leurs prospections futures en surface. Une salamandre cavernicole et des " niphargus " - petites crevettes dé pigmentées - ont été observées dans la source (c’est la première fois que des animaux cavernicoles aquatiques sont collectés dans le pays). L’analyse des prélèvements d’eau augure des perspectives d’exploitation en vue d’alimenter la capitale du pays en eau potable.

Nous terminerons l’expédition en jetant notre dévolu sur d’autres sources, riches également de découvertes.

À tel point que, sur invitation pressante de nos copains macédoniens, nous retournerons poursuivre ces explorations un jour prochain.

Une partie du matériel, par R. Cossemyns