Ordinskaya

- Le plus long réseau noyé de Russie. -

 

Texte et photo par Andrey Bizyukin

 

La plongée souterraine est généralement considérée comme une passion fascinante, mais dangereuse. Le développement de l'exploration des grottes immergées a été possible grâce aux progrès réalisés dans la conception du matériel de plongée. La première exploration spéléo en Russie, date seulement de 1964. Un groupe de spéléologues enthousiastes a alors traversé le premier siphon de la source souterraine de Ayann, dans le sud du pays sur la péninsule de crimée. Comme ils n'avaient pas de palmes, ils ont progressé en marchant sur le fond. La longueur du siphon était de 70 mètres et la profondeur maximale était de 5 mètres . La date de cette plongée mémorable est devenue une date anniversaire pour la plongée souterraine russe.

Les années ont passé depuis cet événement, les fabricants ont inventé du matériel de plongée de plus en plus performant, la technique d'exploration s'est améliorée, mais la plongée souterraine n'est jamais devenue un sport de masse. Seuls les passionnés se lancent dans cette grande aventure. Aujourd'hui en Russie, sur 50 000 plongeurs de loisirs certifiés, à peine plus d'une cinquantaine pratiquent la plongée spéléo, soit un ration de 0,1% de la population des plongeurs. Quasiment tous les plongeurs spéléo russe se connaissent personnellement. Ils sont à la fois les héros et les marginaux de la communauté des plongeurs. Leur vice, c'est la plongée souterraine ; leurs idoles sont Sheck Exley et Jochen Hasenmayer…

L'exploration souterraine et le niveau des plongeurs russes en la matière étaient autrefois si insignifiants que peu de personnes connaissaient l'existence des possibilités de plongée spéléo dans ce pays. Les sites présentent de grosses difficultés, des puits, des étroitures, de la touille et le froid.

C'est lors d'un glissement de terrain sur le flanc de la colline qui domine un coude de la rivière Kungur, à 80 km de la ville du même nom, qu'apparut au milieu des gravats, une cavité mystérieuse. C'était l'entrée d'une grotte jusque-là inconnue. Pendant quelque temps, cette ouverture béante souleva des interrogations, puis les habitants de la région commencèrent à s'y aventurer à la recherche de vaches perdues qui auraient pu y tomber. En descendant le long de la pente très raide, ils aperçurent des conduits, d'immenses salles ainsi que trois grands lacs souterrains contenant une eau d'une extraordinaire clarté.

La grotte fut nommée Ordinskaya en l'honneur du village voisin, Odra. Igor Lavrov, un scientifique, connu des spéléo de l'Oural, a visité la grotte pour la première fois en 1993. Il a dressé un relevé topographique des parties non immergées du réseau et a invité Victor Komarov, un plongeur spéléo de la ville de Ryazan, afin d'effectuer la première plongée de reconnaissances dans l'un des lacs, en avril 1994. Iles eurent la surprise de trouver, à la surface du lac, une couche de glace de plus de 20 cm d'épaisseur. Les explorateurs n'abandonnèrent par pour autant leur projet de plongée. Du fait du climat particulièrement rigoureux de la région, tous les pêcheurs sont obligés de percer des trous dans la glace qui se forme à la surface des lacs, pour pouvoir pêcher. Les deux plongeurs trouvèrent donc un pêcheur qui leur fournit le matériel nécessaire à cette opération et ils purent ainsi pratiquer une ouverture suffisante pour se glisser dans l'eau glacée. Pour la première plongée sous la glace, Victor s'équipa d'une unique petite bouteille de 7 litres. Igor restait en surface pour l'assurer au moyen d'une corde qu'il avait fixée à la taille du plongeur et qu'il devait dérouler et enrouler en fonction des évolutions.

Victor descendit précautionneusement, dans l'eau et commença son exploration. Il déroula d'abord une trentaine de mètres de ligne en avançant dans une faille qui s'ouvrait à 7 m de profondeur, puis il déboucha brusquement dans la voûte d'un immense tunnel immergé. L'étonnante clarté de l'eau lui permit de constater l'énorme volume de la cavité, ce qui laissait présager d'intéressantes explorations à venir. Pour l'heure, s'aventurer plus loin avec une unique petite bouteille était trop dangereux. Le plongeur fit donc demi-tour, prit une deuxième bouteille et retourna à sa plongée de reconnaissance.

Cette fois-ci, il s'aventure beaucoup plus loin dans la galerie. Des tunnels, aux murs blancs comme de la neige partaient dans différentes directions, emmenant les plongeurs toujours plus loin dans les ténèbres d'un monde souterrain inconnu. Victor avait déjà déroulés 70 m de ligne, quand il se trouva engagé dans un passage étroit où la corde se coinça dans une faille. Ne pouvant aller plus loin, il se résolut à faire demi tour. Il décoinça la ligne de la fente où elle était allé se loger, puis il commença à l'enrouler autour de son bras en rebroussant chemin. Il put ressortir du siphon sans autres difficultés. Pour éviter tout problème, les deux hommes décidèrent de ne parler à personne de cette immersion tant qu'ils n'en sauraient pas plus sur ce site fabuleux.

C'est seulement trois ans plus tard que l'expérience fut poursuivie. Pendant le glacial hiver de 1997, vingt plongeurs spéléo provenant de différentes régions de Russie arrivèrent à Orda, sur l'invitation d'Igor. L'équipe ainsi constituée organisa une campagne d'explorations du réseau immergé en partant des trois lacs souterrains. De nouveaux tunnels furent suivis, croisant parfois d'immenses salles, ou bien se perdant dans d'impressionnants canyons. De nombreuses galeries furent parcourues sans arriver à en trouver la fin, faisant de ce réseau le plus long découvert en russie.

Aujourd'hui la connaissance du réseau d'Ordinskaya a bien progressé. Il est désormais admis qu'il s'agit d'un immense labyrinthe creusé par la nature dans le sous-sol de gypse de la montagne kazakova. La majeure partie du réseau s'est remplis d'eau parfaitement limpide et très minéralisée. Après chaque plongée, à leur sortie de l'eau, les plongeurs avaient la surprise de voir leur équipement recouvert d'une épaisse couche de sel de gypse. La grande friabilité du gypse provoque souvent des effondrements dans le sous-sol composé de ce matériau, surtout après les grandes pluies du printemps ou de l'automne, occasionnant la formation de la cavité. Les grandes salles qui s'ouvrent ainsi dans les sous-sols secs peuvent dépasser les 20 à 30 m de diamètre. Dans les parties immergées, la poussée de l'eau en opposition à la gravité provoque la formation de cavités beaucoup plus grande.

Les effondrements sont fréquents à Ordinskaya. Chaque année, des voûtes s'effondrent, provoquant la formation de monticules et créant de gros nuages blancs qui envahissent toute la cavité avant de retomber doucement sur le fond. Il est arrivé une fois, qu'une énorme plaque de plus de 5 tonnes de gypse se détache du plafond pour aller recouvrir de plusieurs mètres de gravats, le fil d'Ariane qui passait dans le tunnel a cet endroit. Il a fallu un long moment aux plongeurs pour trouver un autre passage vers la sortie et y installer un nouveau fil. Ainsi même si les conditions d'évolution sont meilleures ici que dans d'autres grottes, avec de grands espaces et d'eau claire, il faut toujours être attentif, et prêt à réagir à tout imprévu, notamment savoir déceler les signes d'un effondrement afin de pouvoir y échapper. Il n'y a pas de plongée souterraine facile ; sous terre, le danger nous guette constamment. La profondeur maximale dans tout le réseau qui a déjà été exploré, ne dépasses pas 20 mètres ; les plongées, même les plus longues, pouvaient donc se dérouler sans décompression. Les plongeurs spéléo venus de Krasnoyarsk, Chelyabinsk. Perm, Arkhangelsk, Chernomorsk, Alapaevsk et Moscou, ont découvert un grand nombre de passage. Ils ont exploré de très longues distances dans les galeries et ont pu établir la jonction entre les trois lacs. Ils ont visité de vastes salles d'où partaient de nombreuses ramifications et trouvé des cloches d'air. Ils ont aussi déroulés plusieurs kilomètre de fil d'Ariane de différents sortes, allant du simple fil de nylon à la bonne grosse corde de montagne, en fonction de l'importance du tunnel visité. Ces fils qui se croisaient, se séparaient puis se retrouvaient, ont fini par former une sorte de gigantesque toile qui auraient été tissé par une monstrueuse araignée des cavernes.

Des galeries exondées, qui ont été découvertes aux détours de certains siphons, ont aussi été explorés. Les spéléo ont pu établir une topographie précise et ont tracé une carte du site. Tout ce travail a duré deux années et a permis de classer la grotte d'Ordinskaya comme la plus grande de russie. Plus de trois kilomètres et demi de tunnel ont été ainsi topographiés. La distance entre les lacs et le point le plus éloigné du réseau exploré, dépasse un kilomètre. La salle la plus vaste fait soixante mètres de diamètre et l'eau y est si claire, que deux plongeurs et leurs éclairages respectifs, placés à chaque extrémité, peuvent se voir.

La plongée dans le réseau d'Ordinskaya est si plaisante et intéressante que de nombreux plongeurs sont venus visiter cette grotte depuis sa découverte. Ils ont tellement pris goût que quand ils plongent une fois, ils y reviennent à de nombreuses reprises pour profiter de ce site exceptionnel. La beauté du réseau et la clarté de l'eau sont si attirantes que l'on a pas envies d'en sortir, m^me avec une eau qui ne dépasse jamais les 5°c. Certains plongeurs n'hésitent pas à rester même plus de deux heures sous l'eau pour profiter de la beauté des lieux.

Le succès de l'exploration du réseau immergé le plus grand de Russie a développé de façon considérable la popularité de la plongée spéléo qui, de ce fait, prend un nouvel essor dans ce pays.

Les récits enthousiastes qui courent sur cette grotte, sur son eau claire, sur ses grands volumes et les conditions de plongée relativement aisées, ainsi que sur la beauté des lieux, a fait accourir des plongeurs de toutes les régions, très excités dans la perspective de découvrir un nouveau tunnel ou une nouvelle salle inédite. Certains ont oublié la Mer Rouge ou les Maldives et préfèrent désormais venir jouer les explorateurs à Ordinskaya. Les autorités locales ont bien vite compris le parti qu'elles pouvaient tirer du succès de ce site exceptionnel. La grotte a été équipée afin d'en assurer la visite en toute sécurité. En échange, on doit désormais payer un modique droit d'entrée.

Mais l'avenir d'Ordinskaya n'est pas aussi rose que l'on pourrait croire. De sérieux problèmes d'ordre écologique commencent à menacer le site. Depuis de nombreuses années, un énorme trou situé au dessus de l'une des grandes salles su souterrain a été utilisé comme décharge.

Le fond du trou, parfois inondé par l'eau de pluie, s'est fragilisé et a causé plusieurs effondrements dans la voûte de la galerie, de sorte qu'aujourd'hui, les ordures commencent à s'infiltrer dans la grotte, polluant irrémédiablement l'eau pure qui, jusque la, faisait le bonheur des plongeurs.

Des mesures devraient prises pour éviter cette catastrophe, et il est à espérer que les autorités locales réagissent suffisamment vite pour éviter la perte définitive de plus beau site de plongée souterraine russe.