Exploration de BUCAKALAN magara,

 

4° gouffre des plus profonds de Turquie (-345m) qui recèle les deux plus grandes verticales du pays (192 et 305m) durant l'expédition MANAVGAT 92.

Publié  dans la revue Spéléo n°15, p.4 / 1994.

 

"LIBRE!"

Le cri libérateur a fusé dans le grand puits, largement amplifié par le volume de ce vide exceptionnel. L'écho se répercute, sensiblement déformé, puis succombe happé dans les profondeurs encore insondées.

Depuis longtemps déjà la lumière de Régis s'éloignait, ridicule filament à l'incandescence maladive dans l'immensité ténébreuse.

Traditionnel rituel d'installation des bloqueurs, cliquetis caractéristique, puis enchaînement de brassées volontairement dosées, pour maîtriser la remontée de cette verticale de 305m qui, d'ores et déjà, s'avère la plus importante de la Turquie souterraine.

Au cours de l'expédition MANAVGAT 1992, le hasard des prospections et de fructueux contacts avec les autochtones nous avaient conduit à accepter l'hospitalité chaleureuse de BUCAKALAN, petit village agricole de 70 âmes situé sur les grands poljés à 1000m d'altitude.

Et voici qu'à présent nous révèlions, à proximité des habitations, les deux plus grandes verticales du pays, dans la même cavité de surcroît.

Dans l'effort de cette remontée, rythmée par le glissement alternatif des bloqueurs, les souvenirs d'exploration fraîchement imprimés se bousculent et reviennent en force, à la cadence du souffle régulier.

La scission en deux groupes au palier de -35. Ghislaine se charge de topographier la puits exploré auparavant, colmaté par 192m de fond, tâche ingrate mais essentielle sans laquelle une exploration perd toute réalité physique, et que peu abordent avec l'enthousiasme dont notre coéquipière fait preuve. Sous une frêle silhouette féminine et un tempérament discret, elle cache un caractère des mieux trempés que je connaisse et s'acquittera seule de ce travail.

Par une lucarne, 100m de corde avaient été déroulés dans un puits. Arrêt sur rien, sondage à 40m... Environ...

Griserie.

La corde défile indéfiniment dans le descendeur que je devine ardent. Tout autour les parois s'évasent progressivement, refoulant les limites de l'alcôve rocheuse hors de portée du regard.

L'obscurité se dissipe un moment, à la pâleur fugace du halo ocré, puis le puits retourne à sa pénombre originelle.

Les parois calcitées scintillent, étoiles fugitives de cette nuit caverneuse dépourvue d'astres.

Et la verticale se prolonge, accroche la paroi, dévale par une goulotte.

Le choix des itinéraires est vaste, et les amarrages naturels s'offrent, ornements pétrifiés, comme pour encourager notre avancée, quête éperdue de la découverte.

De vigoureux sondages assurent leur fiabilité, et l'heure n'est pas aux considérations esthitetico-philosophiques dont certains sont friands.

L'équipement est réalisé en pointe, il est évident qu'il faudra le revoir s'il est doit être soumis à des passages répétés.

Pour l'instant nous sommes deux et la corde file, c'est beau, grand, merveilleux.

Puissance de l'instant où émotions et sensations ont un arrière-goùt d'adrénaline.

Un spit à planter à la limite de l'adhérence des bottes, et les parois se rapprochent, inaugurant un vaste palier concrétionné.

Un pendule engloutit les derniers mètres de corde dont nous disposons. Nous venons d'en installer 150m d'une seule traite.

Nous sommes à -280, -290, peut-être plus.

La caverne se prolonge à la verticale, inconnu éphémère dont le répit arrive à terme. Environ 50m plus bas, l'éclairage se reflète dans ce qui pourrait être un gour, ou un lac.

Jubilation de la première où toutes les hypothéses sont permises, tous les espoirs possibles, puis remontée sans encombre portée par l'allégresse.

En sortant à la nuit noire, nous avions convenu de prendre des mines dépitées et consternées, de faire croire à un échec, un obstacle insurmontable, rédhibitoire.

Mais nous n'avons pas su, nous n'avons pas pu...

Frank VASSEUR -juillet 1993.